Une histoire de séparation

Hier, j’ai assisté à un tournage. Alors que la plupart des gens garderaient les yeux fixés sur les acteurs, les miens traînaient un peu partout pour voir l’ingéniosité déployée par l’ensemble des outils et machines utilisés sur le tournage. Parmi ces curiosités technologiques, une a attiré mon attention plus que les autres : la mallette à filtres ND. Ces filtres, qu’on utilise dans les environnements très lumineux, peuvent sembler anodins. Mais en comprenant leur rôle en photographie, nous allons en fait voir que cette logique générale se décline dans d’autres domaines très inattendus. Vous vous êtes toujours demandé quel était le point commun entre Uber, les salles de fitness et les lasers ? C’est parti !

Quand on prend une photo, après avoir cadré et fait le point, se pose le problème de l’éclairage. Avant l’invention du mode automatique sur les appareils numériques, on devait jouer avec plusieurs réglages pour s’assurer que l’image ne soit ni trop sombre, ni trop claire. Les trois paramètres qui jouent sont l’ouverture, la durée d’exposition, et la sensibilité. Pour simplifier, ils permettent respectivement de régler la profondeur de champ, figer des mouvements rapides, et contrôler le bruit de l’image.

Or, chaque changement de paramètre a aussi la fâcheuse tendance à changer le niveau de luminosité de l’image. Donc, quand on a trouvé un bon réglage et qu’on veut bouger un seul paramètre (disons la durée d’exposition, parce que le sujet est en mouvement par exemple), on est obligé d’en changer un deuxième pour garder une luminosité acceptable [1] . Tous ces réglages sont longs et fastidieux, et ça porte même un nom en photographie : le triangle de l’exposition . Fort heureusement, le mode automatique de notre appareil photo/smartphone gère tout ça pour nous.

Mais si on veut changer un seul paramètre, on est bloqué ? Et bien non ! Les filtres à densité neutre , appelés ND pour Neutral Density , permettent justement d’altérer uniquement la luminosité de l’image ! L’adjectif neutre indique bien que leur effet sur l’image est neutre, et qu’ils n’altèrent donc pas d’autres propriétés comme les couleurs ou la profondeur de champ. L’intérêt dans une production cinématographique est évident : une fois qu’on a fait les choix artistiques, on peut s’adapter à de nouvelles conditions d’éclairage sans altérer l’aspect de l’image — ce qu’on a besoin de faire si on tourne en extérieur et que le ciel se couvre, par exemple.

On voit donc que les filtres ND ont été conçus dans le rôle d’ajuster un seul paramètre qui, jusqu’alors, dépendait d’autres facteurs [2] . Cette opération porte de nombreux noms : séparer, rendre indépendant, décorréler, factoriser, orthogonaliser… Ces mots appartiennent à des jargons différents mais revêtent un sens commun, qu’on a vu à l’œuvre avec nos filtres ND : celui d’isoler un paramètre pour pouvoir le régler sans modifier les autres paramètres. Ce principe est présent dans bien d’autres aspects de notre quotidien, comme nous allons le découvrir.

Les compléments alimentaires

Les besoins alimentaires d’un individu sont extrêmement variés. Sucres, graisses, vitamines, minéraux. La majorité des aliments ont un apport nutritionnel complexe, comme par exemple l’orange qui outre la vitamine C, apporte également du calcium, du magnésium et une flopée d’autres choses. Mais si on veut réguler notre taux en un seul nutriment , quel aliment faut-il manger ?

C’est pourquoi nos bons industriels ont extrait et isolé des nutriments pour les mettre en pilule et permettre aux consommateurs d’ajuster leurs niveaux avec précision (ou pas) : vitamine C, oméga 3, calcium… On peut se moquer de cette approche de la nutrition indépendante en quelque sorte de l’alimentation, surtout en tant que français attachés à notre patrimoine culinaire. Mais il ne faut pas oublier les individus souffrant de carences alimentaires en raison de problèmes de santé. Ou même les végans qui, par leurs choix alimentaires, s’exposent également à des carences — notamment en vitamine B12 .

Les lasers

Comme l’ont compris Newton en 1666 et Les Pink Floyd trois siècles plus tard, la lumière naturelle n’a pas une seule couleur mais est constituée d’une palette continue — un spectre  — de couleurs primaires, caractérisées par leur longueur d’onde.

Cette découverte a marqué un tournant majeur des sciences physiques puisqu’elle a ouvert la voie à la théorie ondulatoire de la lumière (de Christiaan Huygens), qui a ensuite permis de comprendre les rapports qu’entretiennent lumière, couleur et température ; rapports mis en équation par la loi de rayonnement du corps noir , définitivement établie par Max Plank en 1900.

Ce constat est valable pour la plupart de nos éclairages : ampoules à incandescence, LED, halogènes etc., tous émettent un rayonnement composé d’un mélange plus ou moins différent de longueurs d’onde. Mais comment émettre une seule longueur d’onde ? Avec un laser !

Les lasers sont en effet des sources lumineuses parmi les plus monochromatiques qu’on sache fabriquer (on peut également citer les lampes à vapeur de sodium [3]). Alors d’accord, la majorité des applications des lasers reposent sur leurs autres caractéristiques tout aussi cools (à savoir la finesse et la cohérence du rayon) mais il y a en tout de même une majeure qui exploite le contrôle précis de la longueur d’onde émise : le refroidissement d’atomes par laser (les plus courageux iront lire l’article Wikipédia correspondant). Cette technique permet d’atteindre des températures proches du zéro absolu et repose même sur l’effet Doppler, si c’est pas le summum du badass . L’effet Doppler ? Mais si, vous savez, le fait que la longueur d’onde apparente pour un observateur en mouvement change selon sa vitesse. Le bruit que fait une voiture qui fonce quand elle passe à côté de nous. Comme dirait notre ami Sheldon Cooper : Neeeeoooowwwww .

Les salles de fitness

Un esprit sain dans un corps sain. Cette maxime de Juvénal, reprise par une célèbre marque de vêtements de sports, témoigne de la préoccupation d’entretenir sa santé par l’entretien du corps. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs avaient un mode de vie qui les faisait naturellement s’exercer : il s’agissait d’être habile et agile si on voulait se faire une entrecôte au dîner. Mais de nos jours, tout ça s’est énormément simplifié, puisqu’il suffit de se rendre à l’épicerie du coin pour trouver un bon steak tout prêt à être cuit — ou à s’adonner à la pratique brevetée et tout à fait sérieuse de l’achat-en-un-clic (merci Amazon). C’est beau le progrès.

Sauf que notre corps et son métabolisme, ses besoins, ses envies, ne sont pas adaptés au progrès. On mange toujours plus mais on fait de moins en moins d’effort physique. Résultat : on grossit. Et, face à l’injonction d’exhiber un corps svelte sur les plages à l’approche de l’été — ou bien parmi la liste des bonnes résolutions du nouvel an , juste après arrêter la cigarette — beaucoup décident de reprendre leur poids en main. Changer ses habitudes ? Prendre les escaliers au lieu de l’ascenseur ? Manger plus équilibré ? Faire du sport ? Tout ça est inutile quand on peut aller en salle de fitness !

Le fitness a de particulier qu’il s’agit d’un sport dont le seul but est de faire une activité physique. Du sport pour l’effort , donc. Traditionnellement, les sports ont un intérêt qui n’est pas en soi physique, mais bien souvent ludique, ce qui les rapproche d’un jeu. En plus d’être fun, pratiquer un sport tel que le foot, le basket ou le tennis développe de nombreuses compétences tels que la coopération, la planification et la vitesse de réaction. L’effort physique —et ses bienfaits pour la forme— ne sont que des effets secondaires de ces activités. Or, dans le fitness, l’effort n’est plus un produit dérivé mais bien la raison même de l’activité. Un effort sans divertissement.

Un des signes de cette tendance est la multitude de machines de musculation, toutes plus perfectionnées les unes que les autres, dont on se demande bien à quoi elles peuvent servir quand on les découvre. Ou bien les exercices qui font travailler un muscle dont on ignorait jusqu’alors l’existence. On va même jusqu’à faire du vélo en salle, alors que l’intérêt du vélo a toujours été de profiter des beaux paysages.

Enfin bref, il est clair qu’on s’abonne à une salle de fitness dans le but, et l’unique but, de faire de l’exercice. N’est-ce pas un merveilleux exemple de factorisation des activités ?

Uber, Airbnb, Netflix

D’habitude, ces trois entreprises dont la capitalisation boursière dépasse pour chacune les 30 milliards de dollars (30 milliards !!?) se retrouvent ensemble dans un article qui déplore les bouleversements qu’elles provoquent dans notre économie tout en posant la question mais bon sang, quand est-ce qu’elles vont être rentables ? [4] . Mais face à ce phénomène qui a même consacré dans le lexique courant l’antonomase ubérisation , un autre point commun se dégage : la volonté de remplir un besoin primaire, singulier, indépendamment de tous les autres ; à savoir celui de se déplacer, se divertir, ou se loger.

Prenons l’exemple des transports. On peut prendre le métro et se confronter aux milliers d’autres passagers, et tout ce que ça implique (#métro #canicule), marcher et se fatiguer, conduire et perdre du temps dans la circulation à ne pouvoir rien faire d’autre, ou prendre un taxi et payer cher tout en ayant une qualité de service imprévisible et en devant attendre pour une durée indéterminée. Tous ces problèmes disparaissent magiquement avec Uber . En une minute, on a commandé notre course, et on peut faire tout ce qu’on veut avant et pendant la course. Le paroxysme est atteint par l’option luxueuse Uber Black qui garantit aux usagers que le chauffeur ne leur parlera pas . Monter dans un Uber, c’est s’enfermer dans un caisson qui met la vie sur pause le temps du trajet.

En somme, Uber répond au besoin primaire de se déplacer, tout en éliminant les autres paramètres (fatigue, ennui, dérangement, etc.). Alors bien sûr, il n’élimine pas le facteur argent — on doit encore payer la course, mais c’est à peu près valable pour tous les autres exemples de l’article : on doit bien payer les objets. On peut mener une analyse en tous points similaire pour Airbnb [5].

Le cas de Netflix est légèrement différent. Déjà, le principe des abonnements modifie le business model  : le but est simplement d’avoir des utilisateurs qui s’abonnent — un peu comme une salle de fitness. À la différence que, dans la guerre économique pour capter l’attention des utilisateurs , l’interface de Netflix se doit d’être irréprochable — alors qu’une fois l’abonnement en salle de fitness payé, la salle a intérêt à ce que le membre vienne le moins possible . Et pourtant, on peut dire des choses de Netflix…

Quizz

Si alors Netflix est si différent de Uber et Airbnb, pourquoi en parler ? Quel est le lien avec le fil conducteur de cet article (à savoir isoler un paramètre) ? Inspirez-vous de la réflexion menée pour Uber et laissez-vous quelques minutes de réflexion avant de lire la suggestion de réponse !

Réponse

Le paramètre en question est ici une activité, une occupation. Généralement, pour s’occuper, on chercher un loisir : faire de la musique, jouer, lire un livre, etc. Chacune de ces activités, outre le divertissement, a ses propres bienfaits : renforcer ses capacités de mémorisation, développer des stratégie, apprendre, etc. Elles demandent aussi un minimum d’effort, de la concentration voire de la réflexion. Or, avec Netflix, il semblerait que tous les bienfaits potentiels associés au visionnage d’un film s’évanouissent. Pire encore, cet effet est assumé et recherché : quand on va sur Netflix, on ne cherche pas à regarder un film, on chercher à regarder Netflix . Autrement dit, on cherche à se divertir (les cyniques diront à tuer le temps ). C’est pas pour rien si Netflix favorise le binge watching .

En voyant la pléthore des productions Netflix, qui se ressemblent quand même vachement, on finit par se dire que leur produit, c’est du divertissement à l’état brut, détaché du monde réel. Un divertissement sans effort .

Récapitulons

À partir d’un émerveillement sur de simples filtres pour caméra, on a constaté une logique — la séparation des paramètres— qui se retrouve en fait un peu partout autour de nous : salles de fitness, compléments alimentaires, lasers, tout ça a été créé pour satisfaire un besoin précis qui, auparavant, était accompagné d’autres effets. Et vous, avez-vous déjà observé cette logique autour de vous ?


Notes

[1] On peut toujours modifier la luminosité au niveau logiciel (post-traitement) mais on ne pourra pas corriger les problèmes de saturation du capteur (zones sombres “bouchées” et claires “brûlées”).

[2] À noter que la plupart des appareils photo ont un réglage logiciel pour l’exposition, mais il est très limité.

[3] Les lampes à vapeur de sodium sont beaucoup utilisées en éclairage urbain. Leur teinte caractéristique est responsable de l’aspect jaunâtre des rues la nuit, un peu partout dans le monde.

[4] Airbnb s’est démarqué des autres en 2016 en réalisant des bénéfices pour la première fois de son histoire.

[5] En fait, la similitude entre Uber et Airbnb provient du fait que leur service fonctionne comme une plateforme de mise en relation. Contrairement aux réseaux sociaux dont le but est de nous garder le plus longtemps sur leur site (pour, comme Facebook, vendre des pubs ), l’intérêt d’une plateforme est que la mise en relation (= la transaction) soit la plus rapide et la moins douloureuse possible. On le comprend aisément sachant que leur business model repose sur une rémunération à la commission : process efficace = transactions plus rapides = plus de transactions dans le mois = des plus gros bénéfices = actionnaires contents. CQFD.

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