Un polonais à la rescousse de Twitter

Il y a quelques semaines, un simple problème arithmétique a déchaîné les passions sur Twitter : combien font 8 ÷ 2 (2 + 2) ? Face à ce calcul d’apparence simple—qui n’est pas, malgré le titre de certains journaux, une équation— deux camps se sont divisés sur la réponse présumée : 1 ou 16.

D’aucuns croient que le désaccord entre les calculatrices est une preuve d’un complot mathématique mondial.

Villani à la rescousse

Des médias très sérieux ont même demandé au député Cédric Villani, détenteur de la médaille Fields (l’équivalent du prix Nobel des maths, comme on dit), de démêler le vrai du faux :

Une expression mathématique n’est bien écrite que s’il n’y a pas d’ambiguïté. Et ici, l’expression est ambiguë. C’est un peu comme si vous écriviez « Je suis le professeur » et que vous faisiez voter pour savoir si « suis » est le verbe être ou le verbe suivre.

De quelle ambiguïté parle-t-il ? Du fait qu’on doive multiplier par (2 + 2), c’est-à-dire 4, avant ou après avoir fait la division. En jargon matheux, on dit : la multiplication est-elle prioritaire face à la division ? On apprend assez tôt que la multiplication est prioritaire face à l’addition et la soustraction. Par exemple, 2 × 3 + 1 est égal à 6 + 1 = 7, et non pas 2 × 4 = 8. Si on veut signifier le second cas, on doit utiliser des parenthèses—c’est par exemple la solution proposée par Cédric Villani : 2 × (3 + 1), qu’on peut noter 2 (3 + 1)(le signe fois est ici implicite). Sauf que dans le cas des signes × et ÷, il n’y a pas de convention de priorité.

Un autre moyen de lever l’ambiguïté dans le problème de Twitter est de noter la division sous la forme de fraction — qui est d’ailleurs la seule forme acceptable en mathématiques à partir du collège. Du coup, la question revient à savoir si 8 ÷ 2 (2 + 2) correspond à

(1)

ou à

(2)

Un signe aussi intimidant qu’une fraction n’aurait certainement pas autant soulevé les foules…

Pourtant, il existe une autre solution peu connue : la notation polonaise.

Łukasiewicz à la rescousse

Drapeau de la Pologne (oui, il y a une barre blanche)

Au 20ème siècle, le mathématicien polonais Jan Łukasiewicz a proposé une façon différente de noter les opérations, qui a le bon goût de ne jamais produire d’ambiguïté. Cette notation, que l’on qualifie de préfixée, consiste à écrire l’opérateur avant les deux nombres concernés (et non entre les deux nombres, notation infixée). Ainsi, 3 + 4 s’écrit + 3 4. Assez étrange, n’est-ce pas ? En fait, c’est assez naturel en terme de langage : on annonce dès le début qu’on va faire une addition, et puis on donne l’un après l’autre les deux termes à additionner. Et c’est pareil pour les autres opérateurs qui prennent deux nombres.

La règle est simple : on lit de gauche à droite ; quand on voit un opérateur, on attend de lire deux nombres, puis on réalise le calcul et on écrit le résultat à la place du triplet “opérateur opérande1 opérande2”. Pour mieux appréhender ça, prenons quelques exemples.

  • – 4 3 → 4 – 3 = –1
  • + 3 7 → 3 + 7 = 10
  • × – 3 1 3 → (3 – 1) × 3 = 6

Reprenons le dernier exemple × – 3 1 3. En voyant le signe fois, on attend deux nombres à venir. Puis on voit le signe moins, on attend donc deux nombres. Viennent 3 et 1 qui font les deux opérandes du signe moins : on calcule donc 3 – 1 = 2, et on place 2 à l’endroit occupé par “– 3 1”. L’expression devient alors × 2 3, ce qui signifie avec notre notation habituelle 2 × 3, soit 6. L’évolution de l’expression est donc la suivante :

  • × – 3 1 3
  • × 2 3
  • 6

Maintenant qu’on a compris comment passer de la notation polonaise à la classique, on peut faire l’inverse : comment écrire une expression habituelle en notation polonaise ? Essayons avec (1 + 2) × (3 + 4). Voici les étapes de la réflexion :

  1. (1 + 2) s’écrit + 1 2
  2. (3 + 4) s’écrit + 3 4
  3. Si les deux termes du haut s’appelaient A et B, les multiplier s’écrirait × A B
  4. Il faut donc écrire × + 1 2 + 3 4

On peut donc revenir au problème de Twitter, 8 ÷ 2 (2 + 2). On va essayer de réécrire cette expression avec la notation polonaise—ce dont on parle depuis 5 minutes qui ont paru durer 4 heures. Il faut distinguer les deux cas écrits sous forme de fraction en début d’article.

Cas (1), (2 + 2) en numérateur.

  • D’abord, on divise 8 par 2 → ÷ 8 2
  • on calcule 2 + 2 séparément → + 2 2
  • puis on multiple les deux :

× ÷ 8 2 + 2 2

Cas (2), (2 + 2) en dénominateur.

  • D’abord on calcule 2 + 2 → + 2 2
  • on multiplie 2 par ça → × 2 + 2 2
  • puis on multiplie 8 par ça :

÷ 8 ×2 + 2 2

Et voilà, on voit que les deux possibilités s’écrivent différemment. La notation polonaise explicite la priorité des opérations puisque, en vertu de l’écriture préfixée, plus un opérateur arrive tôt, plus on l’effectue tard. (on peut reformuler ce charabia par : les opérateurs les plus à gauches sont les moins prioritaires).

Dans le cas (1), l’opérateur qu’on voit en premier est ×, ce qui veut dire qu’on fait d’abord ÷; ici la division a la priorité. À l’inverse dans le cas (2), l’opérateur qu’on voit en premier est ÷; la multiplication a ici priorité.

L’ambiguïté est bien levée. Merci la Pologne d’avoir sauvé Twitter !


Supplément pour les nerds

Ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas le charabia suivant

Il existe un moyen facile d’obtenir l’écriture en notation polonaise d’une expression. On va l’illustrer avec le calcul 2 + 3 × 4. Tout d’abord, on construit l’arbre syntaxique correspondant à l’expression, comme ci-dessous :

Arbre syntaxique de l’expression 2 + 3 × 4

Ensuite, on réalise un parcours en profondeur de l’arbre en suivant les deux règles suivantes :

  1. On écrit la valeur des nœuds à la première visite.
  2. On écrit la valeur des feuilles quand on les visite.

En notant qu’un parcours en profondeur d’un arbre binaire visite chaque nœud trois fois (quand on arrive dessus, quand on prend l’embranchement après avoir visité le premier fils, puis quand on le quitte), on remarque également que ces trois possibilités correspondent respectivement aux notations préfixées, infixées et postfixées. Ainsi, écrire l’opérateur à la deuxième visite conduit à la notation classique.

Terminons sur un dernier exemple. Ecrivons le résultat du parcours en profondeur de l’arbre syntaxique ci-dessous, avec les trois types de notation :

Illustration du parcours en profondeur d’un arbre binaire

Préfixée (notation polonaise)

+ a ÷ × b 4 3

Infixée (notation classique, sans parenthèses)

a + b × 4 ÷ 3

Postfixée (notation polonaise inverse)

a b 4 × 3 ÷ +

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