Quelle est votre chance de vous en sortir ? #Covid19

La crise que nous vivons concentre le défi majeur de notre espèce, celui de la coopération, autrement dit de l’opposition entre intérêt personnel et interêt collectif. À cause du caractère exponentiel de la dissémination du virus, chaque individu infecté aggrave involontairement la situation future — on le répète, qu’il présente des symptômes ou non. Par opposition, chaque confiné, en choisissant d’obéir au confinement et de minimiser ses déplacements, contribue à dresser une barrière contre le coronavirus. L’emballement médiatique autour des essais menant à l’élaboration d’un médicament [1] présuppose que le danger lié au coronavirus, c’est de tomber malade. Mais est-il dangereux d’être atteint de Covid19 ? Doit-on s’en inquiéter ? Quelle est votre chance de vous en sortir ? Réponse.

Quelle est la probabilité d’être malade ?

Le mot « probabilité » est un synonyme mathématique de chance. Comment peut-on connaître la probabilité d’être atteint de Covid19 ? Généralement, il y a deux façons d’estimer des probabilités :

  1. On dispose d’un modèle théorique qui nous semble pertinent. Par exemple pour un lancer de pile ou face, on trouve ça raisonnable d’attendre 50% de chance d’avoir pile et 50% pour face [2].
  2. Sinon, on peut utiliser des observations empiriques sur une population, en calculant sur un échantillon donné la proportion d’individus malades.

Ces deux points sont en quelque sorte une définition de deux mots souvent confondus, les probabilités et les statistiques. Les probabilités s’occupent de donner des modèles a priori, valables avant toute observation, tandis que les statistiques donnent des mesures a posteriori, résultant de l’expérimentation. En fait, elles ne sont pas mutuellement exclusives. Même les modèles théoriques ont besoin d’observations pour fonctionner, et notamment estimer certains paramètres inconnus — c’est ce qu’on appelle l’inférence statistique [3].

Pour déterminer la probabilité d’être malade, on peut procéder comme pour les sondages. Imaginons qu’on observe un certain nombre de cas suspects dans la population, représentés en couleur sur l’image ci-dessus. Ces individus constituent l’échantillon de test : on fait passer un dépistage à chacun [4].

Issue du dépistage : malades en rouge, individus sains en vert

Supposons que sur les 12 cas testés, on observe 4 malades. On a donc envie de dire que la probabilité d’être malade est de 4 sur 12, \frac{4}{12} = \frac{1}{3} = 33\%. Aurait-on raison ? Pas vraiment…

Le conditionnement a.k.a. comment arnaquer avec les probas

En fait, on n’a pas vraiment calculé la probabilité d’être malade. Mais si, regardez : on n’a testé que les individus qui présentent des symptômes suspects. On a donc calculé la probabilité d’être malade sachant que l’on présente une suspicion. C’est pas la même chose. C’est ce qu’on appelle une probabilité conditionnelle, et repérer un conditionnement est souvent nécessaire pour éviter de se faire piéger. En effet, le conditionnement représente une information extérieure dont on dispose et qu’on « cache » dans le calcul des probabilités. Je donne un autre exemple pour illustrer :

Supposons qu’on cherche à calculer la probabilité qu’un individu possède un sac Louis Vuitton. Et qu’on aille interroger des gens uniquement Avenue Victor Hugo, dans le 16ème.

Ici, on aurait conditionné par le fait d’habiter dans le 16ème ; on doit donc s’attendre à surestimer la probabilité qu’on tente de calculer. C’est la raison pour laquelle quand on fait de l’inférence statistique, il faut s’assurer de ne pas artificiellement biaiser l’échantillon de test. Il aurait donc fallu, pour nos 12 individus testés, les choisir aléatoirement dans une population homogène — ce qui est, je l’accorde, plus facile à dire qu’à faire.

brusicor 🔵₂ on Twitter: "Le théorème de Bayes, une base des ...
Sheldon Cooper s’adonnant aux probabilités conditionnelles et à la formule de Bayes

La probabilité de mourir du Covid19

Maintenant, imaginons qu’on est bien malade. Même si ce n’est pas vous, vous devez bien connaître quelqu’un pour qui c’est le cas. On suit bien à la lettre le confinement mais on se demande : est-ce grave ? Quel est le risque d’en mourir ? — oui, on peut poser des questions graves aussi crûment #grosseambiance [5]. Ici, on peut s’appuyer sur les observations faites un peu partout dans le monde et compilées par l’OMS. Il semblerait qu’en ce moment, environ 3 malades sur 100 décèdent du coronavirus.

Parmi tous les malades, peu finissent par mourir

Ce taux de 3% est appelé taux de létalité, et correspond à la proportion de décès parmi les malades. Pour mettre en lien avec le conditionnement probabiliste, cela correspond donc à la probabilité de décéder sachant qu’on est atteint de Covid19. La population considérée ici est celle des malades. Et comme vous avez suivi, vous comprenez que c’est un nombre différent de la probabilité de décéder du Covid19 tout court. Cette dernière correspond au nombre de décès ramenés à la population entière, et ça s’appelle le taux de mortalité. Sa valeur est très dure à calculer tant que l’épidémie n’est pas terminée, car elle dépendra du nombre total de contaminés. Dans une hypothèse pessimiste de 50% de la population contaminée, on s’attendrait à ce que le taux de mortalité soit de 1,5% (50% de 3% = 1,5%). Pour 70 millions d’habitants, ça représenterait quand même plus d’un million de morts. Les probabilités sont impitoyables.

Attention, ce chiffre de 3% est à prendre avec des pincettes [8]. C’est une estimation qui utilise le nombre de cas constatés actuellement, dans le monde, ce qui est nécessairement biaisé. En effet, c’est un peu comme si on conditionnait notre probabilité sur l’ensemble des gens dont on est sûr maintenant qu’ils sont malades ; or il y a des cas qu’on ignore. D’ailleurs, l’expérience malheureuse du Diamond Princess est intéressante car elle constitue un « système fermé » et donne un taux de létalité de 0,5%, ce qui pousse certains à affirmer que les 3% annoncés par l’OMS sont surestimés. En tout état de cause, supposons pour la suite que la vraie valeur est bien 3%, ce qui fixe les idées, et laisse espérer une réalité encore plus favorable.

À titre individuel en revanche, si on est malade du coronavirus, on doit s’attendre à environ 3% de chances d’en mourir (chiffre à moduler suivant l’âge et la condition physique [6], ou tout autre facteur de risque). Ce qui donne 97% de chances de s’en sortir, ce qui est quand même très prometteur — vous seriez prêts à miser combien d’argent pour jouer à un pile ou face avec 97% de chance de gagner ? Si vous doutez que 3% est faible, on peut visualiser ça sous différentes formes : une barre de progression

Voici où se situe 3%

ou même une couleur

Le carré du centre a bien une couleur à 3% intermédiaire entre le gris et le noir : arrivez-vous à voir la différence ?

Conclusion

Lorsqu’on vous montre un taux, une proportion, une statistique, demandez-vous toujours quel conditionnement, même implicite, a été effectué. En d’autres termes, ce que représente le dénominateur de la fraction. Bien souvent, une volonté politique mal placée peut utiliser une observation réelle (le numérateur) mais tromper dans la base de comparaison (le dénominateur).

Et quelle morale tirer pour Covid19 ? Principalement que si on est malade mais qu’on ne fait pas partie de la population à risque (ceux pour qui le taux de létalité est de l’ordre de 10% voire 15%), on n’a pas vraiment besoin de se faire du souci pour soi. Bien entendu, tout peut arriver, on peut même dire que ça va arriver, mais on ne sait pas pour qui. Voici la triste réalité des probabilités : une probabilité très faible, c’est une quasi-garantie que rien ne nous arrivera à titre individuel, mais que ça arrivera à d’autres [7]. D’où l’intérêt des mesures prises pour ralentir la dissémination du virus : protéger les gens à qui ça arrivera.


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Notes

[1] Dont la fameuse et controversée hydroxychloroquine défendue par le non moins controversé Pr Raoult. Ceux qui me connaissent savent mon avis sur la question — notamment sur le manque d’interprétabilité scientifique des travaux mis en avant par ce professeur.

[2] Si tant est que la pièce est équilibrée, sinon on peut donner plus d’importance à la face truquée. Ce modèle porte le nom de Loi de Bernoulli, et les mathématiciens disposent dans leur arsenal de tout un tas de modèles théoriques qui peuvent modéliser différents phénomènes aléatoires.

[3] Cette inférence est rendue possible, bien souvent, par une loi très connue mais dont beaucoup de gens écorchent le nom : la Loi des grands nombres (attention, rien à voir avec la théorie des nombres !) Énoncée simplement, elle explique que pour un grand nombre d’observations, les fréquences observées finissent par correspondre aux probabilités théoriques. La boucle entre probabilités et statistiques est bouclée.

[4] On suppose ici que nos tests de dépistage fonctionnent bien, ce qui n’est pas forcément une hypothèse correspondant à la réalité.

[5] Rappelons qu’hormis la mort, le coronavirus peut laisser des séquelles plus ou moins graves.

[6] Il est ici pertinent de conditionner suivant son âge. En effet, dans le groupe des gens âges de plus de 80 ans, ce taux de létalité est de 15%.

[7] Ce phénomène est très similaire au loto. À titre individuel, il est virtuellement impossible de gagner, tellement les chances sont infimes. Mais multipliées par le nombre de participants, il devient au contraire invraisemblable que personne ne gagne ; c’est-à-dire qu’il est presque certain que quelqu’un va gagner.

[8] Remerciements à Paul-Claude pour me l’avoir fait remarquer.

Le coût du confinement #Covid19

Décider d’une politique face à l’incertitude est toujours une affaire délicate. Alors qu’on attend de nos experts et politiciens qu’ils prennent les bonnes décisions, la réalité est souvent qu’ils n’ont aucun moyen de savoir quelle décision s’avèrera la bonne. Face à la crise du Covid19, nos gouvernants sont dans une telle situation. Mais chacun de nous l’est également. Comment réagir face aux mesures de confinement ? Sont-elles justifiées ou bien exagérées ? L’idée de rapport bénéfice/risque est très répandue pour guider les choix — on prend une décision quand les bénéfices attendus surpassent les risques encourus. Mais je pense qu’un autre outil, issu de l’économie comportementale, peut apporter un nouvel éclairage : celui de coût d’opportunité. Et pour prendre un peu de vacances par rapport à la crise actuelle, revenons à nos histoires de glaces.

Quelle glace commander ?

J’ai déjà parlé ici du compromis exploration/exploitation en donnant l’exemple du duel glace vanille v.s. fraise-basilic, pour savoir s’il fallait rester sur l’option connue ou tester l’option inconnue. J’ai rapidement évoqué l’idée du coût d’opportunité. Je vais donc la détailler un peu plus. Imaginons un glacier qui propose 3 parfums différents : vanille, chocolat, pistache. Pour chacun, on peut attribuer une valeur appelée utilité, qui a plusieurs interprétations :

  1. la satisfaction qu’on pense en tirer
  2. les « points de bonheur » que ça nous procure
  3. la valeur qu’on associe à ce parfum, et donc le prix qu’on serait prêt à payer en échange
Moi, j’adore les glaces à la pistache : ça me rend très heureux

En gros, l’utilité est une quantité qu’on aime élevée — d’où le fait qu’on peut l’assimiler à une valeur monétaire. Mettons que j’attribue 2 au goût vanille, 6 au chocolat et 8 à la pistache. Dans l’hypothèse des agents rationnels, quelqu’un choisira toujours l’option la plus satisfaisante (ici on suppose que les parfums coûtent le même prix) [a]. Dans mon cas, ça suggère que lorsque ces trois parfums me sont présentés, j’ai tendance à toujours préférer la pistache. Mais que se passe-t-il si il y a une incertitude sur l’obtention de la glace ?

Quand le glacier est en rupture de stock

Supposons que je commande, comme à mon habitude, la glace pistache. Une fois moi et mes amis servis, on part de chez le glacier pour s’installer sur le bord de mer. Et là, horreur : il m’a servi une glace à la menthe, parfum que je déteste ! Comme nous étions ses derniers clients, il a fermé et je ne peux changer de parfum. Je dois faire face à la déception de la promesse non tenue, mais également aux regrets de ne pas avoir pris une autre décision : si j’avais commandé la glace chocolat (qui valait 6 au lieu de 8), il n’aurait pas commis d’erreur. C’est ici que se manifeste le concept de coût d’opportunité — qui va être abrégé en CO dans la suite.

Chaque option, hormis son utilité qu’elle nous procure, vient aussi avec son coût d’opportunité. Il est défini comme suit : c’est la valeur de la meilleure autre option. C’est-à-dire que pour déterminer le CO d’un choix, on doit prétendre qu’on ne pouvait pas faire ce choix, et voir quel autre choix on aurait fait : on aurait choisi l’autre plus haute valeur possible. Et en fait, cette formulation est équivalente à la suivante :

  • pour tout sauf la meilleure option, le CO est la valeur de la meilleure option ;
  • pour la meilleure, le CO est la valeur de la deuxième meilleure option.
En noir la valeur attribuée à la glace, en rouge son coût d’opportunité

Le CO incarne le fait qu’en faisant un choix, on renonce à tous les autres. Et donc qu’on serait très déçu si cette décision n’aboutissait pas. Ainsi, en choisissant pistache (8), je renonce à chocolat (6) et donc j’attend à être au moins « remboursé » de la valeur du chocolat (6). D’où le fait qu’on le qualifie de coût, coût qu’on paye en renonçant aux autres opportunités qui s’offraient à nous ; et coût dont on attend compensation.

L’opportunité de ne pas être confinés

Appliquons donc ces idées au Covid19 et au confinement décrété par le gouvernement. En « choisissant » de rester confiné, on renonce à toutes les autres activités qui nous plaisent tant d’habitude — passer du temps avec ses proches, faire les boutiques, se promener dans la rue etc. Ainsi, on paye le prix de ces opportunités perdues [b]. Ce prix est au niveau personnel, comme vous l’avez peut-être compris avec l’exemple des glaces, principalement psychologique (ce qui ne veut pas dire qu’il est négligeable). Il permet de mieux comprendre l’apparente insouciance d’une partie de la population. Au niveau collectif, il est sacrément plus tangible, comme le témoignent la chute d’activité économique et des indices boursiers mondiaux.

Face à ce phénomène, il est naturel que bon nombre de Français se questionnent sur la pertinence des mesures adoptées : si le confinement ne porte que peu de fruits sur la propagation du virus, son utilité sera faible. Il est fort à parier qu’elle sera en fait plus faible que le coût d’opportunité payé par une grande partie de la population — notamment celles et ceux qui ne sont pas impliqués dans le combat contre le coronavirus. Cela ne veut pas dire que le confinement est mauvais ou illégitime, pas du tout. C’est plutôt, comme à mon habitude, un avertissement concernant la suite des choses : si on ne fait pas preuve de davantage de pédagogie dans les mesures prises (notamment en expliquant leur raison, leur utilité attendue, les théories qui les motivent, leurs incertitudes, etc.), à la fin de la crise, on risque de nouer du ressentiment à l’égard du confinement et donc, par ricochet, du système de santé et des experts qui le représentent. N’oublions pas, nous les héritiers de la Révolution Française, qu’après chaque crise, la vindicte populaire ne désire qu’une chose : couper des têtes.


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Notes

[a] On pourrait se dire que suivre un tel modèle nous pousserait à toujours faire le même choix. En fait la théorie économique y a pensé, en réduisant au fil du temps la valeur des options qu’on a déjà prises. Ça se comprend intuitivement : au bout de la dixième glace pistache consécutive, la prochaine glace pistache ne va plus m’apporter autant de plaisir.

[b] Pour vérifier que vous avez bien compris comment se calcule le coût d’opportunité, ici, dans le cas du confinement, on paye le prix correspondant à la valeur de notre occupation préférée

Quand les mots tuent #Covid19

Il y a bien longtemps que je dénonce le mauvais usage des mots. Je crois en effet que le sens qu’on prête aux mots conditionne notre vision du monde et, partant, notre façon de penser et d’aborder les problèmes — et j’en ai déjà parlé ici. En 2016, la lecture du livre La langue des médias m’a apporté bien des preuves que l’utilisation problématique du langage par les médias jouait un rôle crucial dans le façonnement de l’ethos populaire.

Cela fait trop longtemps que les médias déforment le sens des mots. Premièrement, ils prouvent par là qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent. Deuxièmement, ce laxisme est légitimé aux yeux de tous, ce qui participe de la perte de discernement dans la population. On a trop habitué les gens à ne pas prêter attention au sens des mots. Résultat, lorsqu’on aurait pu clairement expliquer à la population ce qui se passe, on se retrouve pris au piège. Et aujourd’hui, avec le nombre grandissant de victimes du Covid19, et la crise sanitaire qui pointe le bout de son nez, on est sur le point d’en payer le prix.

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Cela fait des années qu’on parle de croissance exponentielle pour qualifier quelque chose de « gros » ou de « rapide ». Lorsqu’un cours financier augmente soudainement — exponentielle ! Lorsqu’une entreprise connaît une belle croissance — exponentielle ! Est-ce que quelqu’un vérifie que cette croissance est véritablement exponentielle et non pas, par exemple, quadratique (x^2), cubique (x^3), ou autre ? Savent-ils seulement qu’il suffit de tracer la courbe avec une échelle logarithmique ?

Mais lorsqu’on a affaire à une épidémie… silence gênant. Aucun journaliste, à ma connaissance, n’a osé prononcer le mot exponentiel en parlant du coronavirus. Ça fait des années qu’ils nous bassinent avec des fausses croissances exponentielles, et le jour où ils en ont une sous le nez, ils sont incapables de la nommer.

Je ne vais pas redonner les explications sur la croissance exponentielle, d’autres l’ont déjà fait. Ses propriétés ne sont pourtant pas si dures que ça à comprendre : chaque jour, le nombre de nouveaux cas est égal à une proportion fixe du nombre de cas de la veille — pour Covid19, on tourne autour de 30%. En clair, chaque jour on fait +30%. Donc quand on était à 10 cas, on n’en rajoutait que 3, mais maintenant qu’on tourne autour des 6000, on peut s’attendre à voir une progression de +1800 nouveaux cas demain.

Donc par pitié, chers médias, arrêtez de vous étonner chaque jour que la croissance est « la plus forte depuis le début de la crise ». Et au passage, vous devriez vous renseigner sur la définition du mot épicentre. Dans tous les dictionnaires, cela ne fait référence qu’à la projection du foyer d’un séisme à la surface terrestre — le préfixe grec « épi » signifiant « sur », et c’est le même que dans épicycle, épigraphe, épicène.

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Parler de « l’épicentre de l’épidémie » pour faire référence au lieu où elle est la plus active est certes une belle métaphore, mais gageons qu’on finisse par perdre petit à petit le sens des mots. Espérons que cette désorientation intellectuelle ne se métamorphose pas, lors de la prochaine catastrophe naturelle, en le chaos qu’on a vu régner ces derniers jours en Europe.


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Covid19 et la croissance exponentielle

Depuis la rédaction de l’article, la croissance exponentielle continue, et la trajectoire de la France (bleue) est toujours aussi proche de celle de l’Italie (rouge) ! Voir le graphique ci-dessus.

Sources : données de l’université Johns Hopkins compilées à l’adresse https://coronavirus.politologue.com

Mise à jour du 16 mars

La pandémie liée au Covid19 gagne dangereusement le monde. Chaque pays prend ses dispositions et publie ses recommandations officielles — se laver les mains fréquemment, ne plus serrer les mains ou faire la bise, etc.

Il y a cependant un paradoxe. Les pays où le nombre de cas est encore faible semblent croire qu’il leur est inutile de prendre des mesures trop contraignantes — sous peine de se voir qualifier de mesures démesurées… Il est vrai qu’on a tendance à sous-estimer la gravité d’une épidémie, surtout lorsqu’on est jeune et en bonne santé et qu’on se dit qu’au pire, avoir l’équivalent d’une grippe pendant une semaine, y’a pas mort d’homme. Bien au contraire, il faut absolument garder en tête deux points cruciaux :

  1. Même si le coronavirus n’est pas si grave que ça pour un jeune, et même celui-ci ne développe pas de symptômes, il sera un vecteur de transmission et pourra infecter à son tour les individus à risque — parmi lesquelles les personnes de plus de 50 ans ou présentant des troubles respiratoires. N’oublions pas que les lésions pulmonaires peuvent être très graves et conduire à un Syndrome de Détresse Respiratoire Aiguë (la raison pour laquelle les services de réanimation risquent le débordement)
  2. Le nombre de contaminés suit une loi de croissance exponentielle. Ainsi, un faible nombre de diagnostiqués aujourd’hui n’est pas vraiment matière à rassurer

Il y a déjà suffisamment de ressources en ligne qui traitent du problème du point de vue sanitaire. Je vais donc m’attarder sur le deuxième point, ce qui sera l’occasion de rappeler quelques fondamentaux mathématiques qui, en ces temps de pandémie, gagneraient à être connus d’un plus grand nombre.

Maladie contagieuse = croissance exponentielle

Tout repose sur l’idée très simple suivante : un malade, en contact avec d’autres personnes, peut leur transmettre le virus. Ok, dit comme ça ce n’est rien de neuf. Mais cela signifie que sans mesure de confinement, plus il y a de malades, plus le nombre de personnes nouvellement infectées sera élevé. On peut même dire que chaque jour, le nombre de nouveaux cas est proportionnel au nombre de cas de la veille [1]. Les données relevées partout dans le monde suggèrent une valeur de proportionnalité comprise entre 1,2 et 1,3. Dit autrement : chaque jour, le nombre de malades bondit de 20% à 30%.

Ceci est caractéristique d’une croissance exponentielle. C’est une suite qui évolue en partant d’un nombre initial (qu’on peut dire égal à 1, correspondant ici au patient zéro) et qui multiplie à chaque fois par une constante (ici disons 1,3). Voici l’évolution que cela donne sur 20 jours :

Suite à croissance exponentielle (taux 1,3). Si le démarrage est lent, ça s’emballe très vite !

On voit qu’au bout d’un moment (ici à peu près 10 jours), la situation s’emballe très vite. Voyons maintenant ce qu’il se passerait si on ne regardait que sur un horizon de 10 jours, et qu’on comparait à un autre pays qui partirait d’un nombre de cas plus aigu :

La courbe rouge et la courbe bleue représentent une situation imaginaire, où deux pays démarrent avec un nombre de cas différents

Si on habite dans le pays rouge, on comprend rapidement qu’on a affaire à une crise sanitaire majeure et qu’il faut agir pour endiguer la prolifération du virus. En revanche, depuis le pays bleu, ça semble suffisamment calme. Si le gouvernement, voyant ces chiffres, imposait la quarantaine à sa population, on crierait sur les réseaux sociaux que c’est scandaleux, extrême, abusé… Et pourtant. Nous avons vu que le pays bleu finit lui aussi par subir la pandémie de plein fouet. Peut-on comparer les deux pays. Je vais vous révéler un truc : pour le pays rouge, j’ai mis comme valeur de départ celle du pays bleu au 11ème jour. Et les propriétés de l’exponentielle font que la courbe rouge correspond exactement à la fin de la courbe bleue :

Pour une croissance exponentielle, commencer avec une valeur plus élevée, c’est équivalent à commencer plus tard. Ce qui veut dire que les pays où les nombres de cas sont plus faibles ont simplement du retard sur les autres (si le taux d’évolution ne change pas, par exemple si aucune mesure n’est prise)

Cela signifie que lorsqu’on démarre d’une valeur plus élevée, c’est comme si on était dans le futur d’un autre pays — et réciproquement, si on démarre d’une valeur plus faible, c’est comme si on était dans le passé d’un autre pays [2]. Voici pourquoi on dit que la France a du retard sur l’Italie, ou que l’Europe a du retard sur la Chine. Le faible nombre de cas (enfin faible… relativement) d’il y a une semaine n’aurait pas dû être une invitation à rassurer la population (« ne vous en faites pas, la situation n’est pas si grave que ça, inutile de s’alarmer et donc de changer vos comportements »), mais à se rendre compte qu’il vaut mieux prendre des dispositions pour ralentir les contaminations (et donc faire baisser le facteur), afin de gagner le plus de temps possible.

Image
Si on trace la courbe de progression de l’Italie avec celle de la France décalée de 8 jours, on a une superposition quasi-parfaite

Finalement, la situation de cette dernière semaine en France résulte vraisemblablement du manque de mesures politiques fortes conjugué à l’insouciance de la population. Comme pour la majorité des drames modernes, la responsabilité est partagée entre tous.


Notes

[1] Tout cela est semblable au cas de la radioactivité : étant donné une certaine matière radioactive, le nombre de désintégrations (par unité de temps) est proportionnel à la quantité de matière présente. Cela conduit à la fameuse équation différentielle f’ = a.f (la dérivée est proportionnelle à la fonction) dont la solution est, par définition, une fonction exponentielle ; ici de la forme f(t) = f_0 . e^{at}. Noter que pour les désintégrations radioactives, a est négatif (la quantité de matière diminue), on a donc affaire à une décroissance exponentielle.

[2] Formellement, cela provient du fait que l’exponentielle convertit les additions en multiplications. Pour réaliser un décalage temporel d’une durée de t_0, on passe de f(t) à f(t-t_0).

Et ensuite, f_0e^{t – t_0} = f_0e^{t}e^{ – t_0} = (f_0 e^{ – t_0}) e^{t}.

Qui veut de la justice ?

Parmi les préoccupations qui font l’actualité, la justice figure au premier plan. Qu’elle soit sociale (avec la réforme des retraites) ou légale (concernant l’affaire Sarah Halimi), elle est aux lèvres de presque toutes les revendications populaires. Normal.

Ces revendications présupposent un sens intuitif à la notion de justice. Cependant, on se rend souvent compte que justice et désir de justice ne coïncident que très rarement.

L’objet de la justice

La notion de justice surgit surtout dans le scandale de son absence : c’est souvent l’ardeur du sentiment d’injustice qui pousse à la réclamer [1]. Et quelles situations semblent injustes ? Celles où l’on observe un décalage entre ce qui est et ce qui devrait être. Le problème est qu’en société, il est difficile de travailler avec un jugement qualitatif — sauf si on écrit un ouvrage philosophique. Pour s’assurer de la compétence d’un candidat à l’embauche, il est bien plus facile de s’appuyer sur des mesures (des valeurs) objectives telles que les résultats à des tests que sur des vagues promesses [2].

On se ramène donc souvent à un jugement quantitatif : au lieu de parler d’être et de devoir être, on parlera d’avoir et de devoir avoir. La justice se rapporte alors à la question de la répartition des ressources [3], et dans ce cadre quantitatif, elle porte un autre nom d’apparence plus simple : l’égalité. Notons d’emblée que l’injustice disparaîtrait si les ressources étaient disponibles en quantité illimitée : il serait toujours « gratuit » de donner plus à quelqu’un (autrement dit, personne ne serait lésé). Les belles phrases — prononcées par exemple en période de trouble social — qui semblent ignorer la finitude des ressources relèvent donc de la démagogie [4].

Pour fixer les idées, imaginons une situation fictive où 8 personnes doivent se partager un nombre limité de ressources. Le cadre bleu correspond à ce que chacun espère, le vert à ce qu’il reçoit. Certains ont exactement ce qu’ils désirent, d’autres plus, d’autres moins.

8 personnes doivent se partager un certain nombre de ressources. Le cadre bleu correspond à ce qu’ils voudraient recevoir, le remplissage vert à ce qu’ils reçoivent (cette répartition ne correspond à rien, elle ne sert qu’à illustrer les propos)

L’injustice peut ici être facilement mesurée, comme l’écart mathématique entre le désir et la réalité [5]. Réciproquement, la justice consiste à trouver une bonne façon de remplir les cases : c’est une vision actionnable de la justice (puisqu’elle nous dit quoi faire).

Sauf qu’on est en droit de poser plusieurs questions :

  1. Que faire lorsqu’il n’y a pas assez pour contenter tout le monde ? Les individus délaissés ressentiraient une profonde injustice. Dans ce cas, combler une injustice (en donnant plus à l’un) en crée une autre par ailleurs.
  1. Qu’est-ce qui justifie (voire qui légitime) les désirs de chacun ? Prenons G par exemple, sa prétention n’est-elle pas démesurée ? Pourquoi devrait-il recevoir bien plus que les autres (comme E qui se contente de la moitié) ? Ici, le retour à un concept qualitatif (celui du mérite) fait se mordre la queue à l’ambition de caractériser la justice.

Pour sortir de l’impasse, on pourrait décider d’abandonner les problèmes quantitatifs, pour ne garder qu’une justice éthérée, qualitative. Cela veut dire une justice qui ne traite pas de nombreux problèmes, tels que l’argent, ce qui est évidemment un non-sens.

Ou alors, on peut invoquer un principe plus fort que les désirs personnels. Une sorte de principe qui permet d’accorder de la légitimité aux doléances de chacun. À partir de là, deux options :

  • On admet que chacun peut avoir des doléances différentes, et il faut décider de critères de légitimité. Cette définition est nécessairement arbitraire (puisqu’elle fait intervenir un arbitre, qui face à chaque cas, délibèrera quant à la légitimité). Cette justice en résumé, c’est : chacun selon ses besoins (justice qualifiée de distributive [6]). Mais comme on vient de le voir, elle est arbitraire, donc critiquable.
  • Sinon, on estime que chacun doit recevoir la même quantité. Cette vision extrême de la justice (qualifiée de commutative [6]) ne pose qu’une seule et unique décision arbitraire, un peu comme l’axiome fondateur de toute théorie : que les humains sont égaux. De là découle qu’ils méritent tous la même part. Point barre.

Une justice paradoxale

Il semblerait bien que le seul moyen d’être absolument juste est de ne faire aucune distinction entre les personnes. C’est par exemple l’objectif affiché par les mesures d’égalité des chances. Cela a une implication surprenante lorsqu’on ne peut satisfaire tout le monde. En effet, on devra faire en sorte que les chances de recevoir une certaine quantité soient égales pour tous. Comment atteindre ce but ? C’est très simple, quand on comprend que le mot chances est à prendre littéralement : il suffit de tirer au hasard, avec la même probabilité pour tous.

La juste répartition des biens et richesses s’opérerait donc par l’intervention de la grâce du hasard, qui constitue l’unique autorité qui, par définition, ne favorise rien ni personne [7]. Cela représenterait en quelque sorte une justice extrémale, l’horizon théorique qu’une justice bien justifiée devrait atteindre.

Justice extrémale, oui, mais peut-être aussi justice extrémiste. La quasi-totalité des gens s’accordent pour dire qu’un système qui attribue des ressources au hasard est un système inhumain et criant d’injustice — il n’y a qu’à voir les réactions suscitées par les changement d’admission à la fac. D’où la conclusion paradoxale : une justice objective réalise une injustice subjective. Qui est alors prêt à la désirer ?


Notes

[1] Ce trait de la justice est à rapprocher du concept théologique de « via negativa » (voie négative), soutenu par exemple par Thomas d’Aquin ou Maïmonide, qui propose de conceptualiser Dieu uniquement par la négative (non corporel, non fini, etc.). De même, on arrive mieux à caractériser (ressentir) l’injustice que la justice.

[2] Le passage de critères qualitatifs à quantitatifs n’est pas un problème simple. Dans l’exemple cité de la compétence d’un candidat, de bons résultats à un test peuvent n’être que le reflet d’un travail de préparation pour ce test en particulier — ce qu’on appelle le « bachotage ». Lire à ce propos l’excellent livre Les stratégies absurdes, ou Comment faire pire en croyant faire mieux.

[3] Ressource est entendu ici au sens large : il peut s’agir de biens matériels (nourriture, habits), immatériels (brevets, droits d’auteur), ou de position sociale (place à l’université, poste en entreprise)

[4] Curieusement, les remarques qui commencent par « il suffit de » sont souvent dans ce cas.

[5] En tout cas on peut mesurer l’injustice personnelle, ressentie par un individu donné. Cette notion recouvre en grande partie ce que les économistes — et les tenants d’une morale utilitariste — appellent l’utilité. Cependant il faut noter qu’agréger l’utilité de plusieurs individus en un score global est un problème délicat…

[6] Ces notions de justice commutative et de justice distributive sont dues à Aristote.

[7] Une telle justice serait en fait très proche, voire indistinguable, du concept de providence divine. Puisqu’on ne peut comprendre les « décisions » prises par le hasard, il est satisfaisant de les attribuer à une cause transcendante. Les voies du seigneur sont impénétrables…

Le design absurde

Depuis quelques années, je vois de plus en plus de boutiques et marques spécialisées dans ce que je qualifie de design inutile ; nous allons voir pourquoi. Leur proposition de valeur est simple : nous faire remplacer nos objets du quotidien par des variantes « design » (entendre : cher). On peut penser à Pylones, chaîne de magasins qui se qualifie de créateur, terme qui comme tout le monde sait est le cousin noble du designer.

En voyant tous ces objets, je me fais souvent la même réflexion : ils semblent n’avoir été créés que pour être offerts. Surtout parce que je n’aurais pas l’idée de les acheter pour moi-même—ne serait-ce que parce qu’ils sont horriblement chers. Si alors je l’offre à quelqu’un qui me ressemble, il ne verra pas d’utilité non plus à l’objet. Donc ce serait un mauvais cadeau. D’où le statut éminemment paradoxal de ce type d’objets : un objet conçu uniquement pour être un cadeau est condamné à être un mauvais cadeau [1].

Certains objets chez Pylones sont certes chers, mais ont le mérite d’être mignons, drôles. Mais d’autres sont carrément contre-productifs, c’est-à-dire que le redesign opéré au nom du style diminue l’usabilité du produit. Parfois, la nouvelle forme de l’objet le rend inadapté à l’utilisation qu’on doit en faire (attrape désagréable, manque de force dans les mouvements, etc.). Or la vocation même du design, c’est adapter l’objet à son usage (et non pas le rendre « stylé » comme beaucoup semblent croire). Quand le design inutile devient contre-productif, je le qualifie de design absurde.

Quand l’idée du designer se retourne contre lui

Prenons à présent un cas concret, celui d’une marque que je vais allègrement critiquer dans les lignes qui suivent : Cookut. J’ai récemment eu affaire à l’une de leurs créations qui m’a fait rire jaune. En les cherchant sur internet, j’ai fini par conclure que la quasi-totalité de leurs produits semblent relever du design absurde.

On retrouve des appareils dont le principe est toujours le même : simplifier la cuisine. Enfin, la cuisine, pas celle de grand-mère, non. Entendre plutôt la cuisine sociale, c’est-à-dire la nourriture qu’on consomme avec des potes : sushis, mojitos, crêpes et chantilly [2]. L’argument de vente repose sur une triple promesse : c’est facile, rapide et inratable. La forme, qui apparaît toujours astucieuse (« ah mais oui, c’est malin ! c’est sûr que ça va marcher ») n’est selon moi pas là pour déclencher l’acte d’achat, mais pour légitimer la triple promesse [3]. Or, aucune de ces promesses n’est tenue. Pour avoir testé l’appareil à sushis, il était bien plus compliqué à utiliser — et à nettoyer — qu’un classique tapis en bambou, et présentait deux inconvénients majeurs : être limité aux makis (impossible de mettre l’algue au milieu), et n’avoir aucun contrôle sur les rouleaux qui en sortent.

Par ailleurs, les seules instructions données supposent que l’objet ne peut que fonctionner. C’est bien normal puisque l’argument de vente repose justement sur la simplicité — la magie — de cet objet. Sauf que lorsqu’on vient à l’utiliser et que le résultat ne correspond pas à nos ententes… le sortilège se rompt. On ne sait plus quoi faire, et on est bien en peine pour trouver comment réussir à le faire fonctionner. Le sort qui attend l’objet après quelques essais est donc tout trouvé : le fond du placard — si le jeter nous fait trop mal au cœur.


Pour résumer, la stratégie de ces soi-disant innovateurs consiste à vendre un produit inefficace qui vient remplir un besoin qu’on n’avait jamais remarqué jusqu’alors. À y regarder de plus près, ça ressemble méchamment aux camelots qu’on trouve dans les foires. Mais eux s’adressent aux millenials et non pas aux ménagères : des consommateurs prêts à payer le prix fort pour une expérience stylée. Ce sont donc en quelque sorte la version 2.0 des camelots, qui ont évolué pour mieux s’adapter aux goûts de leurs nouvelles proies.

Notes

[1] Je confesse avoir déjà offert ce genre de cadeaux, quand je manquais d’inspiration, ou que je ne connaissais pas vraiment bien la personne.

[2] Une exception peut-être, dans les produits qu’ils proposent, la mayonnaise. Quoique, elle peut servir pour accompagner hot dogs et burgers qui eux relèvent bien de la nourriture sociale.

[3] Un autre argument de vente est ajouté au passage chez Cookut : celui de l’écologie. D’après eux, leurs appareils seraient écologiques car ils ne requièrent pas d’électricité, ou ne laissent pas de déchets chimiques. Certes. Mais ils ne semblent pas s’interroger sur l’impact de la fabrication d’objets volumineux/inutiles qui ne « servent » qu’à une seule chose…

Le meilleur article. De tous les temps.

Aujourd’hui, nous allons parler du langage. Nul besoin d’être linguiste pour suivre, puisque l’acte dont on va parler est commis par tout le monde, partout, tout le temps. Quel est-il ? L’exagération. [1]

Un outil de communication

En soi, l’exagération n’est pas une mauvaise chose : comme l’explique l’article Wikipédia consacré à l’hyperbole, elle permet de mettre en relief une idée pour mieux capter l’attention. Ainsi, il n’est pas rare en sortant d’une séance de cinéma de dire que le film était :

  • génial ;
  • extraordinaire ;
  • le meilleur de tous les temps.

Etc., vous avez compris. En fait, ces qualificatifs sont utilisés pour décrire nombre d’expériences de la vie quotidienne : un resto, un film, un livre, une sortie. Ces exagérations ont un intérêt double :

  1. engager émotionnellement le destinataire ;
  2. se convaincre soi-même (si je pense que c’est/c’était si bien que ça, ça ne peut/pouvait pas être en fait mauvais).

L’hyperbole est donc un outil bien pratique dans l’attirail du communicant. Eh oui, les marques l’ont bien compris : rien de tel qu’une campagne de pub trop-belle-pour-être-vraie pour faire vendre un produit.

Des valeurs démesurées

Mais s’interroge-t-on sur le sens des mots ? Reprenons les exemples donnés plus haut, et décortiquons les mots. Génial, c’est ce qui relève du génie, c’est-à-dire d’une très grande intelligence. Extraordinaire, c’est ce qui sort de l’ordinaire, donc sous son acception méliorative, ce qui est mieux que l’ordinaire. Quand on utilise ces qualificatifs, est-ce qu’on pense au sens qu’ils portent véritablement, ou bien voulons-nous simplement dire que c’était trop-génial-méga-ouf ?

Cette surabondance d’hyperboles a un effet pervers double. Premièrement, présenter les choses sous un jour trop favorable gonfle les attentes : combien de fois a-t-on fini un film vanté comme « exceptionnel » en se disant ah, c’était que ça ? En exagérant les promesses, on augmente d’autant plus la déception face à la réalité.

Gauche : pizza hyperbolique. Droite : pizza euclidienne.

Deuxièmement, un effet d’accoutumance se fait ressentir : une chose qui n’est pas incroyable ne mérite plus notre attention. Cet effet est d’autant plus pervers qu’il est auto-entretenu : plus on consomme d’hyperboles, plus on a besoin d’hyperboles fortes. Les communicants se rendent bien compte qu’il faut toujours plus exagérer pour attirer notre attention [2].

Tout cela questionne la valeur qu’on accorde aux mots — valeur au sens non pas moral mais quasiment numérique. En effet, quelle est la différence entre un film génial et un film extraordinaire ? Dans les faits, il semblerait aucune : à l’usage, ces mots auraient pu être remplacés par « très bien » [3]. Et c’est justement ce que proposa George Orwell.

La mort du libre-arbitre

Dans son roman dystopique 1984, il interroge la relation que le langage entretient avec la pensée. Outre ses mesures de surveillance généralisée, de réécriture de l’histoire et de négation de l’individualisme, la société (nommée Angsoc) dépeinte dans ce livre institue une nouvelle langue (appelée novlangue), dépouillée de ses mots inutiles. Laissons le personnage de Syme, philologue, nous l’expliquer.

C’est une belle chose, la destruction des mots (…), il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ».

Il semblerait donc que l’Angsoc pousse à l’extrême la logique présente en sous-texte dans nos échanges de tous les jours. Seules comptent les idées polarisées, et à la poubelle les nuances. Certains hommes puissants l’ont bien compris.

(Véritable citation d’une interview de Donald Trump)

En habituant le public à ses positions extrêmes, articulées par un vocabulaire digne d’un élève de 6ème, les prises de parole de Donald Trump ont pour effet de faire apparaître toutes les autres positions comme finalement modérées [4]. C’est ce qu’on appelle le déplacement de la fenêtre d’Overton : par contraste avec Trump, toute opinion Républicaine moins extrême devient acceptable.

Mais dans 1984, qu’est-ce qui motive l’Angsoc ? Est-ce faire passer la pilule aux habitants ? Nous allons voir que son dessein est en réalité bien plus sournois. Redonnons la parole à Syme :

Savez-vous que la novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ? Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer (…). Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint (…). La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. La novlangue est l’angsoc et l’angsoc est la novlangue.

On peut donc conclure en résumant l’audacieuse thèse d’Orwell : l’appauvrissement du vocabulaire, c’est l’appauvrissement de la pensée [4].


Notes

[1] Les plus attentifs auront repéré une mise en abyme dans ce paragraphe.

[2] On peut rapprocher ça de la course à la représentation d’une vie parfaite chez les influenceurs sur les réseaux sociaux.

[3] Il est ici question du langage tel qu’il est parlé dans la vie courante, et évidemment non d’un idéal littéraire.

[4] Les allocutions de Trump ont également la fâcheuse tendance à exaspérer les traducteurs politiques.

[5] Voir à ce sujet l’excellente vidéo du youtubeur français Monsieur Phi : LA NOVLANGUE dans 1984 de George Orwell.