Le portrait de Dorian Gris

Regardez cette étrange image que j’ai créée pour vous. D’abord de près (ou en grand), puis de loin (ou en petit, ou en plissant des yeux). Vous pourriez être surpris, et même peut-être gêné… Si tout se passe bien, vous devriez distinguer le visage d’un homme qui, petit à petit, se métamorphose en femme. Comment expliquer ce sortilège ? Illusion d’optique ? Pas vraiment — en fait pas du tout, et c’est ce que nous allons voir dans cet article.

Photo à regarder d’abord de près (ou en grand), puis de loin (ou en petit, ou en plissant des yeux). Surprenant !

Pour bien comprendre le phénomène en jeu, on va devoir expliquer la décomposition spectrale des signaux. Ne partez pas ! Derrière ce nom barbare se cache une idée très simple et intuitive. Si si je vous jure ! Vous la rencontrez tous les jours sans vous en apercevoir. Faisons un petit détour par la musique pour comprendre.

Combinaison de fréquences

Au collège, on apprend qu’une note de musique n’est rien d’autre qu’une pulsation qui se répète avec une certaine fréquence. Plus la fréquence est élevée, plus la note est perçue comme aiguë, et réciproquement, une fréquence basse donne une note grave. C’est par exemple à ça que correspond le 440 Hz du diapason qui donne le La. La fréquence correspond au nombre de pulsations en une seconde, et on peut par exemple représenter le signal audio de la sorte :

De gauche à droite, les fréquences vont grandissant. Les plus malins reconnaîtront la fonction sinus [1] sur ces graphes, et ils auront raison : une fonction sinus représente ce qu’on appelle une onde pure, une note qui se déploie dans l’éternité des temps passés et futurs.

Regardons à présent ce qui se passe quand on additionne deux fréquences, l’une basse, l’autre haute.

On a comme l’impression que la fréquence haute s’enroule autour de la fréquence basse. En fait, on peut même remarquer deux propriétés intéressantes :

  • Si on dézoome, c’est-à-dire qu’on regarde de loin, le signal résultant ressemble énormément à la fréquence basse : on ne distingue plus les détails apportés par la fréquence haute
  • Au contraire, lorsqu’on regarde de près, on ne se rend plus compte de la forme globale donnée par la fréquence basse : ce qui est visible ressemble beaucoup à la fréquence haute

On a trouvé là le secret qui rend possible l’effet des visages : un signal livre ses fréquences hautes quand il est observé de près, et ses fréquences basses quand on le voit de loin. Mais vous allez sûrement vous demander : quel rapport avec les images ? Il n’y a pas de notion de fréquence à ce que je sache ? Eh bien, si !

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Qui veut de la justice ?

Parmi les préoccupations qui font l’actualité, la justice figure au premier plan. Qu’elle soit sociale (avec la réforme des retraites) ou légale (concernant l’affaire Sarah Halimi), elle est aux lèvres de presque toutes les revendications populaires. Normal.

Ces revendications présupposent un sens intuitif à la notion de justice. Cependant, on se rend souvent compte que justice et désir de justice ne coïncident que très rarement.

L’objet de la justice

La notion de justice surgit surtout dans le scandale de son absence : c’est souvent l’ardeur du sentiment d’injustice qui pousse à la réclamer [1]. Et quelles situations semblent injustes ? Celles où l’on observe un décalage entre ce qui est et ce qui devrait être. Le problème est qu’en société, il est difficile de travailler avec un jugement qualitatif — sauf si on écrit un ouvrage philosophique. Pour s’assurer de la compétence d’un candidat à l’embauche, il est bien plus facile de s’appuyer sur des mesures (des valeurs) objectives telles que les résultats à des tests que sur des vagues promesses [2].

On se ramène donc souvent à un jugement quantitatif : au lieu de parler d’être et de devoir être, on parlera d’avoir et de devoir avoir. La justice se rapporte alors à la question de la répartition des ressources [3], et dans ce cadre quantitatif, elle porte un autre nom d’apparence plus simple : l’égalité. Notons d’emblée que l’injustice disparaîtrait si les ressources étaient disponibles en quantité illimitée : il serait toujours « gratuit » de donner plus à quelqu’un (autrement dit, personne ne serait lésé). Les belles phrases — prononcées par exemple en période de trouble social — qui semblent ignorer la finitude des ressources relèvent donc de la démagogie [4].

Pour fixer les idées, imaginons une situation fictive où 8 personnes doivent se partager un nombre limité de ressources. Le cadre bleu correspond à ce que chacun espère, le vert à ce qu’il reçoit. Certains ont exactement ce qu’ils désirent, d’autres plus, d’autres moins.

8 personnes doivent se partager un certain nombre de ressources. Le cadre bleu correspond à ce qu’ils voudraient recevoir, le remplissage vert à ce qu’ils reçoivent (cette répartition ne correspond à rien, elle ne sert qu’à illustrer les propos)

L’injustice peut ici être facilement mesurée, comme l’écart mathématique entre le désir et la réalité [5]. Réciproquement, la justice consiste à trouver une bonne façon de remplir les cases : c’est une vision actionnable de la justice (puisqu’elle nous dit quoi faire).

Sauf qu’on est en droit de poser plusieurs questions :

  1. Que faire lorsqu’il n’y a pas assez pour contenter tout le monde ? Les individus délaissés ressentiraient une profonde injustice. Dans ce cas, combler une injustice (en donnant plus à l’un) en crée une autre par ailleurs.
  1. Qu’est-ce qui justifie (voire qui légitime) les désirs de chacun ? Prenons G par exemple, sa prétention n’est-elle pas démesurée ? Pourquoi devrait-il recevoir bien plus que les autres (comme E qui se contente de la moitié) ? Ici, le retour à un concept qualitatif (celui du mérite) fait se mordre la queue à l’ambition de caractériser la justice.

Pour sortir de l’impasse, on pourrait décider d’abandonner les problèmes quantitatifs, pour ne garder qu’une justice éthérée, qualitative. Cela veut dire une justice qui ne traite pas de nombreux problèmes, tels que l’argent, ce qui est évidemment un non-sens.

Ou alors, on peut invoquer un principe plus fort que les désirs personnels. Une sorte de principe qui permet d’accorder de la légitimité aux doléances de chacun. À partir de là, deux options :

  • On admet que chacun peut avoir des doléances différentes, et il faut décider de critères de légitimité. Cette définition est nécessairement arbitraire (puisqu’elle fait intervenir un arbitre, qui face à chaque cas, délibèrera quant à la légitimité). Cette justice en résumé, c’est : chacun selon ses besoins (justice qualifiée de distributive [6]). Mais comme on vient de le voir, elle est arbitraire, donc critiquable.
  • Sinon, on estime que chacun doit recevoir la même quantité. Cette vision extrême de la justice (qualifiée de commutative [6]) ne pose qu’une seule et unique décision arbitraire, un peu comme l’axiome fondateur de toute théorie : que les humains sont égaux. De là découle qu’ils méritent tous la même part. Point barre.

Une justice paradoxale

Il semblerait bien que le seul moyen d’être absolument juste est de ne faire aucune distinction entre les personnes. C’est par exemple l’objectif affiché par les mesures d’égalité des chances. Cela a une implication surprenante lorsqu’on ne peut satisfaire tout le monde. En effet, on devra faire en sorte que les chances de recevoir une certaine quantité soient égales pour tous. Comment atteindre ce but ? C’est très simple, quand on comprend que le mot chances est à prendre littéralement : il suffit de tirer au hasard, avec la même probabilité pour tous.

La juste répartition des biens et richesses s’opérerait donc par l’intervention de la grâce du hasard, qui constitue l’unique autorité qui, par définition, ne favorise rien ni personne [7]. Cela représenterait en quelque sorte une justice extrémale, l’horizon théorique qu’une justice bien justifiée devrait atteindre.

Justice extrémale, oui, mais peut-être aussi justice extrémiste. La quasi-totalité des gens s’accordent pour dire qu’un système qui attribue des ressources au hasard est un système inhumain et criant d’injustice — il n’y a qu’à voir les réactions suscitées par les changement d’admission à la fac. D’où la conclusion paradoxale : une justice objective réalise une injustice subjective. Qui est alors prêt à la désirer ?


Notes

[1] Ce trait de la justice est à rapprocher du concept théologique de « via negativa » (voie négative), soutenu par exemple par Thomas d’Aquin ou Maïmonide, qui propose de conceptualiser Dieu uniquement par la négative (non corporel, non fini, etc.). De même, on arrive mieux à caractériser (ressentir) l’injustice que la justice.

[2] Le passage de critères qualitatifs à quantitatifs n’est pas un problème simple. Dans l’exemple cité de la compétence d’un candidat, de bons résultats à un test peuvent n’être que le reflet d’un travail de préparation pour ce test en particulier — ce qu’on appelle le « bachotage ». Lire à ce propos l’excellent livre Les stratégies absurdes, ou Comment faire pire en croyant faire mieux.

[3] Ressource est entendu ici au sens large : il peut s’agir de biens matériels (nourriture, habits), immatériels (brevets, droits d’auteur), ou de position sociale (place à l’université, poste en entreprise)

[4] Curieusement, les remarques qui commencent par « il suffit de » sont souvent dans ce cas.

[5] En tout cas on peut mesurer l’injustice personnelle, ressentie par un individu donné. Cette notion recouvre en grande partie ce que les économistes — et les tenants d’une morale utilitariste — appellent l’utilité. Cependant il faut noter qu’agréger l’utilité de plusieurs individus en un score global est un problème délicat…

[6] Ces notions de justice commutative et de justice distributive sont dues à Aristote.

[7] Une telle justice serait en fait très proche, voire indistinguable, du concept de providence divine. Puisqu’on ne peut comprendre les « décisions » prises par le hasard, il est satisfaisant de les attribuer à une cause transcendante. Les voies du seigneur sont impénétrables…

On nous prend vraiment pour des cons

Tout comme sur la plupart des articles de ce blog, et ici en particulier, la lecture des notes en fin d’article est recommandée

En cette période de fêtes de fin d’année, la saison des achats semble pointer le bout de son nez. Même pas un mois après le Black Friday, fortement décrié pour son terrible impact environnemental — ce qui n’empêche pas les consommateurs de cliquer sur le bouton jaune d’Amazon—les webmarchands nous ressortent leurs jolies promotions. Normal, Noël est une fête destinée à offrir des cadeaux, me direz-vous. Mais dans cette frénésie de promotions, certaines pratiques abusives, voire carrément malhonnêtes, pointent leur museau tout rouge.

Prenons un cas qui m’a particulièrement exaspéré il y a quelques jours : Presse Citron, le blog des technophiles. Il y a déjà plusieurs années que leur contenu éditorial ne m’inspire plus vraiment, mais je continue à le visiter par habitude—et aussi dans le but de ne pas rater une actualité technologique importante. Cependant leurs contenus promotionnels me tapent sur les nerfs.

On félicitera Presse Citron pour ce bandeau digne d’un panneau d’autoroute

La page en question : Noël sur Amazon : 10 deals jusqu’à -80% pour ce mardi matin [1]. Tout est là pour attirer le chaland : titre aguicheur, emoji flames, et surtout, surtout, le GROS -80% sur fond hypnotique #aieconfiannnssss. Néanmoins, quand on accède enfin au contenu de l’article, on ne voit pas 10 deals comme annoncé mais une liste d’une quarantaine d’articles. On était venu pour trouver des offres exclusives, spécialement sélectionnées pour les privilégiés lecteurs du blog, mais non ; on a plutôt l’impression d’atterrir sur un catalogue La Redoute des promotions Amazon.

Extrait des promotions affichées sur la page ; la liste est encore bien plus longue. En voyant les prix, vous aussi vous la sentez la douille ?

♪ Give ’em the old Razzle Dazzle ♪

On se sent un peu idiot, d’avoir mordu à l’appât à clics —que je préfère habituellement appeler du nom très fleuri de « putaclic » — destiné à améliorer leur référencement [2]. L’article en lui-même est assez long. Oui, oui. Après le listing, ils ont pondu 3 longs paragraphes pleins de banalités affligeantes. Oui, avec un cumul de 850 mots, ils ont écrit seulement 25% de moins que cet article-même que vous êtes en train de lire. Quant à la qualité, le rabais est bien supérieur à 25%. Les uniques idées qui se dégagent de ces 850 mots sont :

  • wow c’est trop pratique de faire ses courses en ligne surtout quand il y a la grève (naaaan jure), et wow Amazon propose la livraison et les retours gratuits (la découverte du siècle) ;
  • les promotions sont top et portent sur des « belles marques » ;
  • les stocks sont limités, l’heure est à l’urgence : il faut commander maintenant.

Des arguments somme toute classiques, mais qui conduisent à suspecter des intérêts commerciaux sur la boutique d’Amazon. Une grosse partie des liens d’achat (les textes verts soulignés) sont justement des liens affiliés.

Pour les non-familiers du e-commerce (et ceux qui n’ont pas cliqué sur « lien affiliés » [3]), un achat (ici, sur Amazon) via lien affilié déclenche une commission versée au site qui a affiché le lien (ici, Presse Citron). On fait des économies, et ils touchent leur part. Pratique, non ? Tout cela suggère que l’article serait en fait un publi-reportage, c’est-à-dire une publicité déguisée en article de presse. Or, la loi impose de l’indiquer clairement, ce qui n’est pas le cas ici. Serait-ce, tout comme Delevoye dans la réforme du système de retraites, un simple oubli ?

Du piège à clic au piège à cons

En faisant défiler les offres, un autre détail m’interpelle : les promotions affichées. J’ai du mal à en voir une qui semblerait correspondre à 80%. Et les commerçants qui me connaissent le savent bien : on ne badine pas avec les chiffres. Comme tout vérifier à la main prendrait du temps, ni une ni deux, je récupère l’intégralité du listing et l’exporte dans un tableur pour m’adonner à mon second passe-temps favori (après la dénonciation des pratiques abusives) : les statistiques. [4]

Mon beau Numbers, roi des tableurs / Que j’aime tes graphiques

J’ai calculé, à partir des prix avant et après remise [5], le taux de réduction ainsi que l’économie réelle, c’est-à-dire la somme en €€€ qu’on économise—car après tout, c’est bien ce qui compte. À cause des quelques articles très chers, j’ai utilisé une échelle logarithmique afin de mieux distinguer les différents prix sur les graphiques. Outre la grande dose de fun que ça m’a procuré #nerd #lesplaisirsdelavie, cela est très instructif :

  1. La réduction moyenne est de 27%. C’est honnête, mais rien d’inhabituel ou d’exceptionnel, contrairement à ce que le site veut nous faire gober.
  2. Ils proposent globalement des produits chers. Le prix (après réduction) médian est de 446€ [6]. Quand on vient pour une promesse de bénéficier de 80% de remise, c’est rarement dans le but de dépenser autant.
  3. Pour profiter d’une réduction intéressante, il faudra que la dépense suive : parmi tous les articles à au moins 33% de réduction, un seul coûte à l’origine moins de 500€.

Et le meilleur pour la fin : les taux de réduction vont de 6% à 57%. Aucune trace, donc, des « jusqu’à –80% » annoncés [7]. D’où la question cruciale : nous prendrait-on pour des cons ?


Notes

[1] Depuis la rédaction de cet article, le contenu original de la page sur Presse Citron a pu être modifié.

[2] Autre hypothèse : les trois longs paragraphes serviraient à tromper l’algorithme de référencement de Google quant à la nature de la page. En effet, ils donnent l’impression qu’il s’agit d’un vrai article, et non d’un catalogue, qui pénaliserait le référencement (mais nous, en le lisant, nous rendons compte qu’il n’a aucune substance).

[3] Incroyable, les mots soulignés dans les articles du blog sont en fait des liens qui conduisent vers des pages en rapport ! La plupart du temps, il s’agira de la définition (pour les concepts) ou de la source (pour les faits). Ces références constituent de bonnes lectures complémentaires.

[4] Et puisque j’adore les belles visualisations, ici c’était un jackpot bien plus fiable que celui d’une machine à sous.

[5] J’ai exclu des statistiques 4 articles, les seuls à coûter moins de 100€. Ils étaient de toutes façons assez anecdotiques (par exemple des piles ou un rasoir électrique… niveau accessoire high-tech on a vu mieux).

[6] Pourquoi parler ici du prix médian et non du prix moyen ? Car les quelques 3 ou 4 produits au-dessus des mille euros ont un effet démesuré sur la moyenne, ce qui la rend plus difficile à interpréter (en l’occurrence, elle est de 674€).

[7] En allant faire un tour sur la page promotions d’Amazon, je n’ai trouvé aucune mention d’offres qui iraient jusqu’à 80%…

Les clés de la compréhension

Le monde est fascinant. Il est facile de s’extasier devant les couleurs d’un coucher de soleil ou le clapotis des vagues, mais comprendre les mécanismes qui entrent en jeu est beaucoup moins direct.

Un cerveau visuel

Pour faciliter les raisonnements, il peut être utile d’exploiter une des capacités pour lesquelles notre cerveau est particulièrement doué : la vision. Depuis notre plus jeune âge, notre cerveau apprend à analyser ce que l’on voit. Ainsi, avoir une bonne représentation visuelle peut aider à appréhender un concept.

Pour comprendre la courbure de l’espace-temps dans la relativité d’Einstein, on utilise souvent cette image d’un tissu déformé par le poids des objets. C’est une image très parlante, bien qu’ayant de nombreuses limites.

Prenons l’exemple du calcul — puisque c’est un sujet que je connais un peu. Les identités remarquables sont l’une des parties du programme de troisième qui marquent le plus les élèves. Devoir retenir (A+B)² = A² + 2AB + B² semble être devenu un rite d’adolescence dans notre société. Et pourtant, si on développe une bonne représentation de l’addition et de la multiplication, cette propriété peut devenir évidente ! [1]

Un carré de chocolat, deux carrés de chocolats, …

Les nombres entiers servent à compter les choses, tout le monde le sait. On peut représenter un nombre comme autant de carrés de chocolat—les exemples sont toujours plus intéressants quand il y a du chocolat. On apprend dans les petites classes que la multiplication, c’est l’addition itérée : c’est-à-dire qu’ajouter 5 trois fois, 5+5+5, peut alors s’écrire 3×5. À la base, c’est ainsi que la multiplication nous est présentée [2]. Mais on peut aussi dire que multiplier, c’est construire des tablettes de chocolat. Si on présente un nombre n comme une barre de chocolat avec n carrés, la multiplication correspondrait alors à empiler des barres. De sorte que 3×5 se représente comme une tablette de 5 carrés de large et 3 de haut.

Calculer 3×5, c’est additionner 5, trois fois (on comprend bien le nom du signe ×)

Alors que 5×3 aurait 3 carrés de large pour 5 de haut. En comprenant que l’orientation ne change pas le nombre total de carrés — un concept que l’enfant apprend quand il doit faire rentrer des blocs dans des trous correspondants—on comprend que la multiplication est commutative, c’est-à-dire que A×B = B×A [3].

En décomposant 5 en 2+3, on voit que la multiplication peut suivre la même décomposition : c’est ce qu’on appelle la distributivité

On peut aussi comprendre le concept de distributivité (utile pour la factorisation et le développement) en voyant ce qui se passe lorsqu’on sépare la tablette verticalement. Par exemple plus haut, on voit que 3×5 = 3×(2 + 3) = 3×2 + 3×3.

Finalement, cette représentation permet de trouver tout seul la valeur de (A+B)². On construit une tablette de (A+B) de large par (A+B) de haut. En la séparant entre A et B, on voit bien qu’on a un carré correspondant à A², un pour B², et deux autres qui restent. Ils font la même taille, et correspondent à AB (A de large, B de haut). D’où :

(A+B)² = A² + 2AB + B²

Si la représentation en tablette de chocolat marche si bien, c’est parce qu’en fait, elle retranscrit fidèlement les lois du calcul. C’est donc une « copie conforme» de l’arithmétique, en quelque sorte. Bien entendu, il est rare de pouvoir aussi bien coller à un concept complexe. On doit donc souvent faire certains compromis. La représentation qu’on utilise est alors qualifiée de modèle

La différence entre le bon et le mauvais modèle

Comment repérer les bons modèles des mauvais ? Je dirais qu’ils doivent respecter deux points fondamentaux :

  1. Ils facilitent les raisonnements. Quel serait leur intérêt sinon ? Pour faciliter des raisonnements, rien de mieux que de ramener le problème difficile à un domaine que l’on connaît déjà : c’est ce qu’on appelle raisonner par analogie. Par exemple, on peut dire que le courant électrique dans un circuit, c’est comme un fleuve qui suit son cours. Cette image est bien plus facile à se représenter, et on peut en profiter pour expliquer grâce à cette image des concepts comme la tension ou l’intensité du courant.
  2. Ils ne doivent pas permettre d’aboutir à des conclusions erronées. Ce point est plus délicat. Beaucoup ne pensent qu’aider à comprendre une certaine propriété d’un phénomène, quand ils donnent une analogie. Mais peu prennent conscience des répercussions sur d’autres propriétés. Ce serait problématique si la représentation de la multiplication qu’on a vue aboutissait à la conclusion (fausse) que (A+B)² = A² + B².

Wikipédia précise cette idée dans la définition de l’analogie :

La définition stricte de l’analogie est A est à B ce que C est à D. (…) L’analogie est souvent utilisée en science et en philosophie, car elle permet de reporter les résultats qui sont connus dans un premier domaine vers un second domaine, ceci de manière efficace. Il suffit en effet (…) de substituer fidèlement tant A par C que B par D pour obtenir des résultats à coup sûr corrects dans le rapport entre C et D. (…) Si la substitution donne des résultats erronés, c’est que l’analogie est fausse.

Ce dernier point contient le problème essentiel de l’analogie : une fois qu’elle a été transmise de l’enseignant à l’étudiant, elle est comme lâchée dans la nature. Il n’y a plus de contrôle sur la manière dont l’étudiant se l’approprie au-delà des exemples fournis par l’enseignant. D’où l’enjeu pédagogique crucial, et la difficulté à trouver de bonnes analogies pour expliquer des phénomènes complexes.

Comme il est presque impossible d’avoir une analogie parfaite, on doit souvent se contenter de représentations fausses mais utiles. Dans le cas d’un modèle scientifique, il faut être conscient des limites de l’analogie. Prenons quelques exemples d’analogies :

  • la structure d’un atome, c’est comme le système solaire
  • les ailes d’un avion lui servent à voler, comme les ailes des oiseaux [4]
  • les pieds d’une chaise (comparée à nos pieds à nous) [4]
  • la structure de la Terre, comme un fruit (possède un noyau)

En sciences, comme a dit le statisticien George Box, « tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ».

La vie, c’est comme une boîte de chocolat : on n’est là que pour s’empiffrer

Pour comprendre un phénomène, il semble nécessaire d’en avoir une bonne représentation. Et si, en fait, comprendre c’était précisément avoir une bonne représentation ?

Notes

[1] Et donc, puisque c’est évident, il n’y a plus d’effort de mémorisation : on peut le retrouver tout seul.

[2] Force est de constater qu’une fois ados, de nombreuses personnes oublient le sens « primordial » de la multiplication. Ils finissent par le voir comme un simple signe abstrait utilisé en cours de maths.

[3] La découverte que certaines multiplications ne sont pas commutatives (notamment avec les matrices) est souvent vécue comme un choc ! Il faut désapprendre ce qu’on nous a répété sans cesse (que AB est toujours égal à BA), ce qui peut provoquer un blocage chez certains.

[4] Ces deux exemples montrent que l’analogie permet de nommer de nombreux objets/concepts. Savoir nommer les choses, c’est déjà un grand pas vers une meilleure compréhension.

Le design absurde

Depuis quelques années, je vois de plus en plus de boutiques et marques spécialisées dans ce que je qualifie de design inutile ; nous allons voir pourquoi. Leur proposition de valeur est simple : nous faire remplacer nos objets du quotidien par des variantes « design » (entendre : cher). On peut penser à Pylones, chaîne de magasins qui se qualifie de créateur, terme qui comme tout le monde sait est le cousin noble du designer.

En voyant tous ces objets, je me fais souvent la même réflexion : ils semblent n’avoir été créés que pour être offerts. Surtout parce que je n’aurais pas l’idée de les acheter pour moi-même—ne serait-ce que parce qu’ils sont horriblement chers. Si alors je l’offre à quelqu’un qui me ressemble, il ne verra pas d’utilité non plus à l’objet. Donc ce serait un mauvais cadeau. D’où le statut éminemment paradoxal de ce type d’objets : un objet conçu uniquement pour être un cadeau est condamné à être un mauvais cadeau [1].

Certains objets chez Pylones sont certes chers, mais ont le mérite d’être mignons, drôles. Mais d’autres sont carrément contre-productifs, c’est-à-dire que le redesign opéré au nom du style diminue l’usabilité du produit. Parfois, la nouvelle forme de l’objet le rend inadapté à l’utilisation qu’on doit en faire (attrape désagréable, manque de force dans les mouvements, etc.). Or la vocation même du design, c’est adapter l’objet à son usage (et non pas le rendre « stylé » comme beaucoup semblent croire). Quand le design inutile devient contre-productif, je le qualifie de design absurde.

Quand l’idée du designer se retourne contre lui

Prenons à présent un cas concret, celui d’une marque que je vais allègrement critiquer dans les lignes qui suivent : Cookut. J’ai récemment eu affaire à l’une de leurs créations qui m’a fait rire jaune. En les cherchant sur internet, j’ai fini par conclure que la quasi-totalité de leurs produits semblent relever du design absurde.

On retrouve des appareils dont le principe est toujours le même : simplifier la cuisine. Enfin, la cuisine, pas celle de grand-mère, non. Entendre plutôt la cuisine sociale, c’est-à-dire la nourriture qu’on consomme avec des potes : sushis, mojitos, crêpes et chantilly [2]. L’argument de vente repose sur une triple promesse : c’est facile, rapide et inratable. La forme, qui apparaît toujours astucieuse (« ah mais oui, c’est malin ! c’est sûr que ça va marcher ») n’est selon moi pas là pour déclencher l’acte d’achat, mais pour légitimer la triple promesse [3]. Or, aucune de ces promesses n’est tenue. Pour avoir testé l’appareil à sushis, il était bien plus compliqué à utiliser — et à nettoyer — qu’un classique tapis en bambou, et présentait deux inconvénients majeurs : être limité aux makis (impossible de mettre l’algue au milieu), et n’avoir aucun contrôle sur les rouleaux qui en sortent.

Par ailleurs, les seules instructions données supposent que l’objet ne peut que fonctionner. C’est bien normal puisque l’argument de vente repose justement sur la simplicité — la magie — de cet objet. Sauf que lorsqu’on vient à l’utiliser et que le résultat ne correspond pas à nos ententes… le sortilège se rompt. On ne sait plus quoi faire, et on est bien en peine pour trouver comment réussir à le faire fonctionner. Le sort qui attend l’objet après quelques essais est donc tout trouvé : le fond du placard — si le jeter nous fait trop mal au cœur.


Pour résumer, la stratégie de ces soi-disant innovateurs consiste à vendre un produit inefficace qui vient remplir un besoin qu’on n’avait jamais remarqué jusqu’alors. À y regarder de plus près, ça ressemble méchamment aux camelots qu’on trouve dans les foires. Mais eux s’adressent aux millenials et non pas aux ménagères : des consommateurs prêts à payer le prix fort pour une expérience stylée. Ce sont donc en quelque sorte la version 2.0 des camelots, qui ont évolué pour mieux s’adapter aux goûts de leurs nouvelles proies.

Notes

[1] Je confesse avoir déjà offert ce genre de cadeaux, quand je manquais d’inspiration, ou que je ne connaissais pas vraiment bien la personne.

[2] Une exception peut-être, dans les produits qu’ils proposent, la mayonnaise. Quoique, elle peut servir pour accompagner hot dogs et burgers qui eux relèvent bien de la nourriture sociale.

[3] Un autre argument de vente est ajouté au passage chez Cookut : celui de l’écologie. D’après eux, leurs appareils seraient écologiques car ils ne requièrent pas d’électricité, ou ne laissent pas de déchets chimiques. Certes. Mais ils ne semblent pas s’interroger sur l’impact de la fabrication d’objets volumineux/inutiles qui ne « servent » qu’à une seule chose…

Trois, deux, inflation

Cet été, le film Avengers Endgame — sorti en avril — a été consacré film le plus rentable de tous les temps, grâce à son succès phénoménal au box office. Cependant, certaines voix se sont élevées pour critiquer l’utilisation du chiffre d’affaires brut comme seul critère [1] : en effet, le prix des places change au cours du temps, et donc le chiffre d’affaire n’est pas un bon indicateur.

Le phénomène à l’œuvre est connu sous le nom d’inflation, cette inexorable hausse des prix qui, à l’en croire les personnages publiques, doit être combattue sans relâche. Il n’est par ailleurs pas rare d’entendre, à propos de données historiques, « il faut corriger les effets de l’inflation », ou bien « 10€ en 1990 n’ont pas la même valeur que 10€ en 2010 ». Cet article va tenter de mettre au clair ces affirmations.

Qu’est-ce que l’inflation ?

Commençons par le commencement. L’inflation a certes une définition disputée par les économistes, mais on peut globalement dire qu’elle se caractérise par une augmentation généralisée des prix qui fait baisser le pouvoir d’achat. Les deux mots clés sont augmentation des prix et pouvoir d’achat, et ils sont intimement liés entre eux.

Prenons l’exemple d’une baguette qui avant coûtait 70 centimes et maintenant en coûte 90. On constate facilement que son prix a augmenté—de près de 30%. Le pouvoir d’achat est en revanche une notion plus délicate, qui semble se rencontrer principalement dans les discours des politiciens en mal de popularité. On peut dire que c’est la quantité de biens qu’on peut acheter avec une quantité fixe d’argent.

Par exemple, si en 1990 on peut acheter 3 baguettes pour 2€, alors qu’en 2010 on ne peut en acheter que 2 pour le même prix, le pouvoir d’achat a effectivement baissé. On voit d’ailleurs bien le lien avec la hausse des prix, et donc l’inflation. Attention cependant, avant de pouvoir parler d’inflation, il ne faut pas se limiter au prix de la baguette, on doit adopter un point de vue général et considérer les prix d’une multitude de biens de consommation (nourriture, livres, voitures, ordinateurs, téléphones etc.).

Et du coup…

Mais du coup, l’exemple précédent suggère que les 2€ de 1990 n’ont pas la même valeur que les 2€ de 2010, puisqu’on ne peut pas s’offrir la même chose avec les deux (une fois 3, une fois 2 baguettes). Vous aurais-je donc menti ?

En fait, l’argent n’a pas de valeur intrinsèque : il ne sert qu’à faciliter les échanges de biens. Sa seule valeur, arbitraire, est ce qu’on appelle valeur faciale, c’est-à-dire celle inscrite sur la pièce, le billet, ou le relevé de compte. Ainsi, 2€ en 1990 ou en 2010 valent toujours 2€ ! Je vais même vous en fournir la preuve à travers une petite histoire.

Imaginons qu’on est en 2005 et qu’on trouve dans la rue un billet de 50€. Content de cette heureuse trouvaille, on la range précieusement dans un tiroir mais on finit par l’oublier et la laisser de côté. Arrive fin 2015, où notre patron a décidé d’offrir un cadeau de Noël d’une valeur de 50€, disons… un billet de 50€ [2]. De retour à la maison, on s’attelle au ménage pour préparer le réveillon et on tombe sur notre billet de 50€ trouvé dix ans auparavant.

Question : le nouveau billet a-t-il une valeur différente de l’ancien billet ? Réponse : évidemment non ! Tout le monde comprendra que ces deux billets sont équivalents. Si l’on tend l’un ou l’autre à un commerçant, on pourra s’offrir strictement la même chose. Pourtant, le vieux billet a dix ans de plus et la croyance populaire voudrait qu’il ait perdu de sa valeur en vieillissant…

On peut donc dire que la subtilité relève de la langue : ce n’est pas l’argent de 2005 qui a plus de valeur qu’en 2015 (on devrait dire : de pouvoir d’achat), mais c’est l’argent en 2005.

Pecunia pecuniam invocat

Mais alors d’où vient cette croyance ? Peut être d’un autre principe économique assez répandu, selon lequel l’argent futur a moins de valeur que l’argent présent. Pour quelle raison ? Car l’argent présent peut être placé de sorte à générer une rente (par exemple sur un livret A, une assurance vie, ou via un investissement etc.). En ne plaçant pas l’argent, on perd la rente qu’on aurait pu obtenir, et ce manque à gagner constitue un coût d’opportunité similaire à celui évoqué dans l’article sur la glace vanille. L’argent appelle l’argent.

Donc, si on a prêté de l’argent et qu’on met du temps avant de le récupérer, le problème n’est pas l’inflation mais bien le coût d’opportunité causé par l’impossibilité de placer cet argent [3].


Ainsi, faisons bien attention quand on entend l’idée de « combatte l’inflation » et posons-nous la question, qu’est-ce qu’on va véritablement combattre ? Une dernière considération pratique de cet article est que, pour ne pas perdre en pouvoir d’achat, mieux vaut-il avoir un placement dont le rendement est supérieur à l’inflation — on se rappellera qu’en France en 2018, le taux d’inflation était de 1,8% tandis que le rendement du livret A n’était que de 0,75%…


Notes

[1] L’argument principal est que le prix des places de cinéma étant en constante augmentation, compter en dollars n’est pas compter en spectateurs.

[2] Si le cadeau était un objet (par exemple une figurine star wars), on peut le revendre pour 50€ (sa valeur marchande) pour se ramener au cas où on reçoit directement de l’argent.

[3] Et si on n’avait en fait pas prévu de placer cet argent—par exemple, de l’argent disponible sur un compte courant ? Et bien il n’y a aucun coût d’opportunité : peu importe la date à laquelle on récupère notre argent, il aura toujours la même valeur.

La table des pentagrammes

Parmi les symboles ésotériques, le pentagramme (étoile à 5 branches) est sans doute l’un des plus célèbres. Sa simplicité géométrique combinée à la symbolique du chiffre 5 en font un candidat de choix pour représenter une supposée matrice de l’univers. Il a été beaucoup utilisé dans la kabbalah (mystique juive) ou en alchimie, comme l’atteste le fascinant article Wikipédia à son sujet.

Pentagramme censé détenir les secrets de la transmutation alchimique, issu du manga Full Metal Alchemist

Comment se dessine l’étoile à 5 branches ? C’est facile, il suffit de prendre un pentagone régulier, et de relier sommet sur deux, jusqu’à ce qu’on retourne au point de départ (le sommet du haut).

Du pentagone (à gauche) au pentagramme (à droite), les sommets sont numérotés par ordre de visite

À partir de là, tout esprit matheux qui se respecte se demande ce qu’il se passerait si on procédait à la même construction mais avec d’autres valeurs. De quelles valeurs parle-t-on ? On peut remarquer que la construction du pentagramme a utilisé deux nombres :

  1. le nombre de côtés du polygone de départ, ici 5 ;
  2. le nombre de sommets à « sauter » entre chaque trait, ici 2.

Ainsi, notre pentagramme classique, provenant de ces deux valeurs, est entièrement caractérisé par celles-ci : on lui donne donc le doux nom de (5,2).

Essayons donc de refaire la même chose mais en partant d’un polygone à 6 côtés (un hexagone pour les hellénisants), et testons différentes valeurs pour l’autre paramètre. On construit donc les figures (6,1) à (6,5) :

La famille (6,1) à (6,5) au complet
  1. (6,1) correspond à l’hexagone régulier, puisqu’on relie tous les sommets dans l’ordre, sans en sauter aucun.
  2. À partir de (6,2), notre procédure n’atteint plus tous les sommets de l’hexagone ! En effet, en reliant les sommets de 2 en 2, on revient à notre point de départ en 3 tours (puisque 3 × 2 = 6).
  3. De même pour (6,3), mais on revient au point de départ dès le deuxième trait tiré, puisque 2 × 3= 6 !
  4. Ensuite, les figures restantes sont les symétriques des premières (comme si la ligne verticale en (6,3) était un miroir). On voit que (6,4) est comme (6,2) mais en tournant dans l’autre sens. Cela s’explique car sur l’hexagone, tourner de 4 sommets dans un sens, c’est tourner de 2 sommets dans l’autre. On peut faire la même remarque pour (6,5).

Cette remarque est en fait intuitive pour quiconque sait lire l’heure : tout le monde sait que 45 minutes, « moins le quart » (pour l’heure d’après). D’ailleurs, regardons ce qui se passe si on construit les mêmes pentagrammes pour un polygone à 12 sommets—un dodécagone—, chacun représentant un marquage sur l’horloge. On ne va afficher que (12,1) à (12,6) puisqu’après, tout comme on vient de le voir, les figures seront symétriques.

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