Il y a bien longtemps que je dénonce le mauvais usage des mots. Je crois en effet que le sens qu’on prête aux mots conditionne notre vision du monde et, partant, notre façon de penser et d’aborder les problèmes — et j’en ai déjà parlé ici. En 2016, la lecture du livre La langue des médias m’a apporté bien des preuves que l’utilisation problématique du langage par les médias jouait un rôle crucial dans le façonnement de l’ethos populaire.
Cela fait trop longtemps que les médias déforment le sens des mots. Premièrement, ils prouvent par là qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent. Deuxièmement, ce laxisme est légitimé aux yeux de tous, ce qui participe de la perte de discernement dans la population. On a trop habitué les gens à ne pas prêter attention au sens des mots. Résultat, lorsqu’on aurait pu clairement expliquer à la population ce qui se passe, on se retrouve pris au piège. Et aujourd’hui, avec le nombre grandissant de victimes du Covid19, et la crise sanitaire qui pointe le bout de son nez, on est sur le point d’en payer le prix.

Cela fait des années qu’on parle de croissance exponentielle pour qualifier quelque chose de « gros » ou de « rapide ». Lorsqu’un cours financier augmente soudainement — exponentielle ! Lorsqu’une entreprise connaît une belle croissance — exponentielle ! Est-ce que quelqu’un vérifie que cette croissance est véritablement exponentielle et non pas, par exemple, quadratique (x^2), cubique (x^3), ou autre ? Savent-ils seulement qu’il suffit de tracer la courbe avec une échelle logarithmique ?
Mais lorsqu’on a affaire à une épidémie… silence gênant. Aucun journaliste, à ma connaissance, n’a osé prononcer le mot exponentiel en parlant du coronavirus. Ça fait des années qu’ils nous bassinent avec des fausses croissances exponentielles, et le jour où ils en ont une sous le nez, ils sont incapables de la nommer.
Je ne vais pas redonner les explications sur la croissance exponentielle, d’autres l’ont déjà fait. Ses propriétés ne sont pourtant pas si dures que ça à comprendre : chaque jour, le nombre de nouveaux cas est égal à une proportion fixe du nombre de cas de la veille — pour Covid19, on tourne autour de 30%. En clair, chaque jour on fait +30%. Donc quand on était à 10 cas, on n’en rajoutait que 3, mais maintenant qu’on tourne autour des 6000, on peut s’attendre à voir une progression de +1800 nouveaux cas demain.
Donc par pitié, chers médias, arrêtez de vous étonner chaque jour que la croissance est « la plus forte depuis le début de la crise ». Et au passage, vous devriez vous renseigner sur la définition du mot épicentre. Dans tous les dictionnaires, cela ne fait référence qu’à la projection du foyer d’un séisme à la surface terrestre — le préfixe grec « épi » signifiant « sur », et c’est le même que dans épicycle, épigraphe, épicène.

Parler de « l’épicentre de l’épidémie » pour faire référence au lieu où elle est la plus active est certes une belle métaphore, mais gageons qu’on finisse par perdre petit à petit le sens des mots. Espérons que cette désorientation intellectuelle ne se métamorphose pas, lors de la prochaine catastrophe naturelle, en le chaos qu’on a vu régner ces derniers jours en Europe.
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