Le monde est fascinant. Il est facile de s’extasier devant les couleurs d’un coucher de soleil ou le clapotis des vagues, mais comprendre les mécanismes qui entrent en jeu est beaucoup moins direct.
Un cerveau visuel
Pour faciliter les raisonnements, il peut être utile d’exploiter une des capacités pour lesquelles notre cerveau est particulièrement doué : la vision. Depuis notre plus jeune âge, notre cerveau apprend à analyser ce que l’on voit. Ainsi, avoir une bonne représentation visuelle peut aider à appréhender un concept.

Prenons l’exemple du calcul — puisque c’est un sujet que je connais un peu. Les identités remarquables sont l’une des parties du programme de troisième qui marquent le plus les élèves. Devoir retenir (A+B)² = A² + 2AB + B² semble être devenu un rite d’adolescence dans notre société. Et pourtant, si on développe une bonne représentation de l’addition et de la multiplication, cette propriété peut devenir évidente ! [1]
Un carré de chocolat, deux carrés de chocolats, …
Les nombres entiers servent à compter les choses, tout le monde le sait. On peut représenter un nombre comme autant de carrés de chocolat—les exemples sont toujours plus intéressants quand il y a du chocolat. On apprend dans les petites classes que la multiplication, c’est l’addition itérée : c’est-à-dire qu’ajouter 5 trois fois, 5+5+5, peut alors s’écrire 3×5. À la base, c’est ainsi que la multiplication nous est présentée [2]. Mais on peut aussi dire que multiplier, c’est construire des tablettes de chocolat. Si on présente un nombre n comme une barre de chocolat avec n carrés, la multiplication correspondrait alors à empiler des barres. De sorte que 3×5 se représente comme une tablette de 5 carrés de large et 3 de haut.

Alors que 5×3 aurait 3 carrés de large pour 5 de haut. En comprenant que l’orientation ne change pas le nombre total de carrés — un concept que l’enfant apprend quand il doit faire rentrer des blocs dans des trous correspondants—on comprend que la multiplication est commutative, c’est-à-dire que A×B = B×A [3].

On peut aussi comprendre le concept de distributivité (utile pour la factorisation et le développement) en voyant ce qui se passe lorsqu’on sépare la tablette verticalement. Par exemple plus haut, on voit que 3×5 = 3×(2 + 3) = 3×2 + 3×3.

Finalement, cette représentation permet de trouver tout seul la valeur de (A+B)². On construit une tablette de (A+B) de large par (A+B) de haut. En la séparant entre A et B, on voit bien qu’on a un carré correspondant à A², un pour B², et deux autres qui restent. Ils font la même taille, et correspondent à AB (A de large, B de haut). D’où :
(A+B)² = A² + 2AB + B²
Si la représentation en tablette de chocolat marche si bien, c’est parce qu’en fait, elle retranscrit fidèlement les lois du calcul. C’est donc une « copie conforme» de l’arithmétique, en quelque sorte. Bien entendu, il est rare de pouvoir aussi bien coller à un concept complexe. On doit donc souvent faire certains compromis. La représentation qu’on utilise est alors qualifiée de modèle
La différence entre le bon et le mauvais modèle

Comment repérer les bons modèles des mauvais ? Je dirais qu’ils doivent respecter deux points fondamentaux :
- Ils facilitent les raisonnements. Quel serait leur intérêt sinon ? Pour faciliter des raisonnements, rien de mieux que de ramener le problème difficile à un domaine que l’on connaît déjà : c’est ce qu’on appelle raisonner par analogie. Par exemple, on peut dire que le courant électrique dans un circuit, c’est comme un fleuve qui suit son cours. Cette image est bien plus facile à se représenter, et on peut en profiter pour expliquer grâce à cette image des concepts comme la tension ou l’intensité du courant.
- Ils ne doivent pas permettre d’aboutir à des conclusions erronées. Ce point est plus délicat. Beaucoup ne pensent qu’aider à comprendre une certaine propriété d’un phénomène, quand ils donnent une analogie. Mais peu prennent conscience des répercussions sur d’autres propriétés. Ce serait problématique si la représentation de la multiplication qu’on a vue aboutissait à la conclusion (fausse) que (A+B)² = A² + B².
Wikipédia précise cette idée dans la définition de l’analogie :
La définition stricte de l’analogie est A est à B ce que C est à D. (…) L’analogie est souvent utilisée en science et en philosophie, car elle permet de reporter les résultats qui sont connus dans un premier domaine vers un second domaine, ceci de manière efficace. Il suffit en effet (…) de substituer fidèlement tant A par C que B par D pour obtenir des résultats à coup sûr corrects dans le rapport entre C et D. (…) Si la substitution donne des résultats erronés, c’est que l’analogie est fausse.
Ce dernier point contient le problème essentiel de l’analogie : une fois qu’elle a été transmise de l’enseignant à l’étudiant, elle est comme lâchée dans la nature. Il n’y a plus de contrôle sur la manière dont l’étudiant se l’approprie au-delà des exemples fournis par l’enseignant. D’où l’enjeu pédagogique crucial, et la difficulté à trouver de bonnes analogies pour expliquer des phénomènes complexes.
Comme il est presque impossible d’avoir une analogie parfaite, on doit souvent se contenter de représentations fausses mais utiles. Dans le cas d’un modèle scientifique, il faut être conscient des limites de l’analogie. Prenons quelques exemples d’analogies :
- la structure d’un atome, c’est comme le système solaire
- les ailes d’un avion lui servent à voler, comme les ailes des oiseaux [4]
- les pieds d’une chaise (comparée à nos pieds à nous) [4]
- la structure de la Terre, comme un fruit (possède un noyau)
En sciences, comme a dit le statisticien George Box, « tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles ».

Pour comprendre un phénomène, il semble nécessaire d’en avoir une bonne représentation. Et si, en fait, comprendre c’était précisément avoir une bonne représentation ?
Notes
[1] Et donc, puisque c’est évident, il n’y a plus d’effort de mémorisation : on peut le retrouver tout seul.
[2] Force est de constater qu’une fois ados, de nombreuses personnes oublient le sens « primordial » de la multiplication. Ils finissent par le voir comme un simple signe abstrait utilisé en cours de maths.
[3] La découverte que certaines multiplications ne sont pas commutatives (notamment avec les matrices) est souvent vécue comme un choc ! Il faut désapprendre ce qu’on nous a répété sans cesse (que AB est toujours égal à BA), ce qui peut provoquer un blocage chez certains.
[4] Ces deux exemples montrent que l’analogie permet de nommer de nombreux objets/concepts. Savoir nommer les choses, c’est déjà un grand pas vers une meilleure compréhension.
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