En début d’année, alors que le tsunami du coronavirus ne s’était pas abattu sur nous, deux expositions ont été victimes de leur succès : Tolkien à la BNF, et Leonard au Louvre. Tandis que la première a très rapidement épuisé son stock de places disponibles, la seconde a laissé entrer des hordes de visiteurs jusqu’à rendre la visite très désagréable. Ceci est peu surprenant, quand on connaît l’intérêt du grand public pour les génies en général [1], et pour l’œuvre de ces deux grands hommes en particulier. Je ne souhaite pas ici discuter de ces expositions, mais plutôt de ce que ces expériences révèlent de notre rapport aux musées. J’ai depuis quelques temps l’impression que le grand public utilise les musées comme des morceaux de culture mis en boîte, standardisés et prêts à être consommés. Bref, une forme de prêt-à-culturer.

Une valeur petite-bourgeoise
Dans une exposition de nos jours, la moitié ou plus des visiteurs semble davantage intéressée par le potentiel instagrammable de l’expérience que par la visite elle-même. Ceci relève d’une mise en scène de soi, facilitée par les réseaux sociaux, mais qui a probablement toujours existé. Par exemple, l’apparition des cabinets de curiosités à la Renaissance signale la forte valeur sociale apportée par le bon goût culturel. Et le fait qu’ils étaient réservés à l’origine à une élite — une aristocratie — a une conséquence importante : il suffit de feindre un intérêt pour les curiosités culturelles pour se faire passer pour quelqu’un de distingué [2]. Dans ses Mythologies, Roland Barthes expliquait que la classe petite-bourgeoise se caractérise par une volonté de ressembler à la véritable bourgeoisie, en lui empruntant, sans les maîtriser, ses codes, usages, et apparences. Voilà expliqué cyniquement l’attrait des masses pour les musées : se donner des airs bourgeois.

Le besoin de sélectionner
Les musées, soumis à la pression financière comme n’importe quelle autre institution, ont bien compris qu’ils avaient intérêt à jouer sur ce tableau. Alors que les divertissements traditionnels périclitent au profit des nouvelles plateformes dont Netflix et YouTube sont les fers de lance, les musées profitent de leur aura culturelle pour continuer à attirer les visiteurs. Seulement, à trop démocratiser, l’expérience muséographique se transforme au profit du plus grand nombre mais au détriment des passionnés. C’est la malédiction de la popularité : lorsqu’on diffuse un produit ou service au plus grand nombre, on est souvent obligé de faire des concessions.
Dans notre société de l’hyper information, le problème n’est plus l’accès à l’information, mais l’accès à la bonne information. Chacun peut trouver à peu près n’importe quoi sur Internet. Quand il conçoit sa prochaine exposition, un musée doit donc opérer un choix, un tri, parmi toutes les informations potentiellement disponibles, afin de nous les rendre intelligibles (et intéressantes !). D’où l’importance du commissaire de l’exposition, qui conçoit une grille de lecture pour comprendre au mieux le message proposé. L’appellation anglaise de curator est d’ailleurs très intéressante (« sélectionneur de contenu ») [3], puisqu’elle exhibe le rôle qu’il joue.
Finalement, l’intérêt principal d’un musée devrait être de susciter la curiosité. En sortant d’une exposition, on devrait vouloir en apprendre bien plus, et se rediriger vers des livres, Google, Wikipédia… bref la visite d’exposition ne doit pas être conçue comme une fin, mais presque comme un commencement.

Donc la prochaine fois que vous allez au musée, ne faites pas comme les badeaux qui en sortent avec un sentiment de satiété (« ça y est, j’ai rempli mon quota de culture ! ») : dans cette métaphore gastronomique, le musée ne doit pas jouer le rôle du plat principal, mais celui des hors-d’œuvre [4].
Notes
[1] Notons que l’emballement médiatique et populaire autour de la figure du Pr Raoult relève en grande partie de cette même fascination pour les individus géniaux, c’est-à-dire qui se distinguent de la masse.
[2] Phénomène à mettre en parallèle avec les entreprises qui prétendent s’intéresser aux causes éthiques tendances (écologie, commerce équitable, discriminations etc.) dans le but premier d’augmenter leurs ventes — en gagnant en « capital sympathie » auprès des consommateurs. C’est ce qu’on appelle le signalement vertueux.
[3] Le mot curation existe bien en français, mais c’est un emprunt à l’anglais.
[4] L’article Wikipédia sur les hors-d’œuvre est très intéressant. Faisant partie du début du cérémonial du repas, ils sont constitués de mets raffinés, sélectionnés avec soin… l’analogie avec les musées est donc parfaite !