Regardez cette étrange image que j’ai créée pour vous. D’abord de près (ou en grand), puis de loin (ou en petit, ou en plissant des yeux). Vous pourriez être surpris, et même peut-être gêné… Si tout se passe bien, vous devriez distinguer le visage d’un homme qui, petit à petit, se métamorphose en femme. Comment expliquer ce sortilège ? Illusion d’optique ? Pas vraiment — en fait pas du tout, et c’est ce que nous allons voir dans cet article.
Photo à regarder d’abord de près (ou en grand), puis de loin (ou en petit, ou en plissant des yeux). Surprenant !
Pour bien comprendre le phénomène en jeu, on va devoir expliquer la décomposition spectrale des signaux. Ne partez pas ! Derrière ce nom barbare se cache une idée très simple et intuitive. Si si je vous jure ! Vous la rencontrez tous les jours sans vous en apercevoir. Faisons un petit détour par la musique pour comprendre.
Combinaison de fréquences
Au collège, on apprend qu’une note de musique n’est rien d’autre qu’une pulsation qui se répète avec une certaine fréquence. Plus la fréquence est élevée, plus la note est perçue comme aiguë, et réciproquement, une fréquence basse donne une note grave. C’est par exemple à ça que correspond le 440 Hz du diapason qui donne le La. La fréquence correspond au nombre de pulsations en une seconde, et on peut par exemple représenter le signal audio de la sorte :
De gauche à droite, les fréquences vont grandissant. Les plus malins reconnaîtront la fonction sinus [1] sur ces graphes, et ils auront raison : une fonction sinus représente ce qu’on appelle une onde pure, une note qui se déploie dans l’éternité des temps passés et futurs.
Regardons à présent ce qui se passe quand on additionne deux fréquences, l’une basse, l’autre haute.
On a comme l’impression que la fréquence haute s’enroule autour de la fréquence basse. En fait, on peut même remarquer deux propriétés intéressantes :
Si on dézoome, c’est-à-dire qu’on regarde de loin, le signal résultant ressemble énormément à la fréquence basse : on ne distingue plus les détails apportés par la fréquence haute
Au contraire, lorsqu’on regarde de près, on ne se rend plus compte de la forme globale donnée par la fréquence basse : ce qui est visible ressemble beaucoup à la fréquence haute
On a trouvé là le secret qui rend possible l’effet des visages : un signal livre ses fréquences hautes quand il est observé de près, et ses fréquences basses quand on le voit de loin. Mais vous allez sûrement vous demander : quel rapport avec les images ? Il n’y a pas de notion de fréquence à ce que je sache ? Eh bien, si !
Parmi les préoccupations qui font l’actualité, la justice figure au premier plan. Qu’elle soit sociale (avec la réforme des retraites) ou légale (concernant l’affaire Sarah Halimi), elle est aux lèvres de presque toutes les revendications populaires. Normal.
Ces revendications présupposent un sens intuitif à la notion de justice. Cependant, on se rend souvent compte que justice et désir de justice ne coïncident que très rarement.
L’objet de la justice
La notion de justice surgit surtout dans le scandale de son absence : c’est souvent l’ardeur du sentiment d’injustice qui pousse à la réclamer [1]. Et quelles situations semblent injustes ? Celles où l’on observe un décalage entre ce qui est et ce qui devrait être. Le problème est qu’en société, il est difficile de travailler avec un jugement qualitatif — sauf si on écrit un ouvrage philosophique. Pour s’assurer de la compétence d’un candidat à l’embauche, il est bien plus facile de s’appuyer sur des mesures (des valeurs) objectives telles que les résultats à des tests que sur des vagues promesses [2].
On se ramène donc souvent à un jugement quantitatif : au lieu de parler d’être et de devoir être, on parlera d’avoir et de devoir avoir. La justice se rapporte alors à la question de la répartition des ressources [3], et dans ce cadre quantitatif, elle porte un autre nom d’apparence plus simple : l’égalité. Notons d’emblée que l’injustice disparaîtrait si les ressources étaient disponibles en quantité illimitée : il serait toujours « gratuit » de donner plus à quelqu’un (autrement dit, personne ne serait lésé). Les belles phrases — prononcées par exemple en période de trouble social — qui semblent ignorer la finitude des ressources relèvent donc de la démagogie [4].
Pour fixer les idées, imaginons une situation fictive où 8 personnes doivent se partager un nombre limité de ressources. Le cadre bleu correspond à ce que chacun espère, le vert à ce qu’il reçoit. Certains ont exactement ce qu’ils désirent, d’autres plus, d’autres moins.
8 personnes doivent se partager un certain nombre de ressources. Le cadre bleu correspond à ce qu’ils voudraient recevoir, le remplissage vert à ce qu’ils reçoivent (cette répartition ne correspond à rien, elle ne sert qu’à illustrer les propos)
L’injustice peut ici être facilement mesurée, comme l’écart mathématique entre le désir et la réalité [5]. Réciproquement, la justice consiste à trouver une bonne façon de remplir les cases : c’est une vision actionnable de la justice (puisqu’elle nous dit quoi faire).
Sauf qu’on est en droit de poser plusieurs questions :
Que faire lorsqu’il n’y a pas assez pour contenter tout le monde ? Les individus délaissés ressentiraient une profonde injustice. Dans ce cas, combler une injustice (en donnant plus à l’un) en crée une autre par ailleurs.
Qu’est-ce qui justifie (voire qui légitime) les désirs de chacun ? Prenons G par exemple, sa prétention n’est-elle pas démesurée ? Pourquoi devrait-il recevoir bien plus que les autres (comme E qui se contente de la moitié) ? Ici, le retour à un concept qualitatif (celui du mérite) fait se mordre la queue à l’ambition de caractériser la justice.
Pour sortir de l’impasse, on pourrait décider d’abandonner les problèmes quantitatifs, pour ne garder qu’une justice éthérée, qualitative. Cela veut dire une justice qui ne traite pas de nombreux problèmes, tels que l’argent, ce qui est évidemment un non-sens.
Ou alors, on peut invoquer un principe plus fort que les désirs personnels. Une sorte de principe qui permet d’accorder de la légitimité aux doléances de chacun. À partir de là, deux options :
On admet que chacun peut avoir des doléances différentes, et il faut décider de critères de légitimité. Cette définition est nécessairement arbitraire (puisqu’elle fait intervenir un arbitre, qui face à chaque cas, délibèrera quant à la légitimité). Cette justice en résumé, c’est : chacun selon ses besoins (justice qualifiée de distributive [6]). Mais comme on vient de le voir, elle est arbitraire, donc critiquable.
Sinon, on estime que chacun doit recevoir la même quantité. Cette vision extrême de la justice (qualifiée de commutative[6]) ne pose qu’une seule et unique décision arbitraire, un peu comme l’axiome fondateur de toute théorie : que les humains sont égaux. De là découle qu’ils méritent tous la même part. Point barre.
Une justice paradoxale
Il semblerait bien que le seul moyen d’être absolument juste est de ne faire aucune distinction entre les personnes. C’est par exemple l’objectif affiché par les mesures d’égalité des chances. Cela a une implication surprenante lorsqu’on ne peut satisfaire tout le monde. En effet, on devra faire en sorte que les chances de recevoir une certaine quantité soient égales pour tous. Comment atteindre ce but ? C’est très simple, quand on comprend que le mot chances est à prendre littéralement : il suffit de tirer au hasard, avec la même probabilité pour tous.
La juste répartition des biens et richesses s’opérerait donc par l’intervention de la grâce du hasard, qui constitue l’unique autorité qui, par définition, ne favorise rien ni personne [7]. Cela représenterait en quelque sorte une justice extrémale, l’horizon théorique qu’une justice bien justifiée devrait atteindre.
Justice extrémale, oui, mais peut-être aussi justice extrémiste. La quasi-totalité des gens s’accordent pour dire qu’un système qui attribue des ressources au hasard est un système inhumain et criant d’injustice — il n’y a qu’à voir les réactions suscitées par les changement d’admission à la fac. D’où la conclusion paradoxale : une justice objective réalise une injustice subjective. Qui est alors prêt à la désirer ?
Notes
[1] Ce trait de la justice est à rapprocher du concept théologique de « via negativa » (voie négative), soutenu par exemple par Thomas d’Aquin ou Maïmonide, qui propose de conceptualiser Dieu uniquement par la négative (non corporel, non fini, etc.). De même, on arrive mieux à caractériser (ressentir) l’injustice que la justice.
[2] Le passage de critères qualitatifs à quantitatifs n’est pas un problème simple. Dans l’exemple cité de la compétence d’un candidat, de bons résultats à un test peuvent n’être que le reflet d’un travail de préparation pour ce test en particulier — ce qu’on appelle le « bachotage ». Lire à ce propos l’excellent livre Les stratégies absurdes, ou Comment faire pire en croyant faire mieux.
[3] Ressource est entendu ici au sens large : il peut s’agir de biens matériels (nourriture, habits), immatériels (brevets, droits d’auteur), ou de position sociale (place à l’université, poste en entreprise)
[4] Curieusement, les remarques qui commencent par « il suffit de » sont souvent dans ce cas.
[5] En tout cas on peut mesurer l’injustice personnelle, ressentie par un individu donné. Cette notion recouvre en grande partie ce que les économistes — et les tenants d’une morale utilitariste — appellent l’utilité. Cependant il faut noter qu’agréger l’utilité de plusieurs individus en un score global est un problème délicat…
[7] Une telle justice serait en fait très proche, voire indistinguable, du concept de providence divine. Puisqu’on ne peut comprendre les « décisions » prises par le hasard, il est satisfaisant de les attribuer à une cause transcendante. Les voies du seigneur sont impénétrables…