Faut-il commander la glace vanille ?

Ah, l’été… cette saison rendue extraordinaire tant par ses températures—qui ont brisé tous les records (#réchauffementclimatique)—que par l’irrésistible envie de manger une glace qui en découle.

Enfin, qu’on se l’avoue, chaque être humain normalement constitué a constamment envie d’une glace. Sauf qu’en été, les hautes températures font oublier la culpabilité de céder à l’appel des calories. On s’est décidé : on peut s’accorder ce petit plaisir coupable. Mais enfin arrivé devant le glacier, la même question se pose inlassablement :

Faut-il commander la glace vanille ou la glace fraise-basilic ?

Cette question cristallise en fait l’ensemble de nos indécisions et problèmes non résolus au cours de l’année. L’alternative à laquelle on fait face propose en effet deux options difficiles à concilier [1].

  • D’un côté, la vanille représente la valeur sûre, la promesse d’une sensation agréable, la satisfaction dans la répétition d’une habitude acquise dès l’enfance.
  • De l’autre, le parfum original (exemplifié par le goût fraise-basilic, mais il peut être tout autre) symbolise quant à lui l’incertain, l’expérimentation, une terre à explorer qui peut être aride comme pleine de richesses.

Compromis exploration/exploitation

Quand on a déjà pris la même route des centaines de fois, on peut être réticent à s’éloigner des sentiers battus. Ce problème est connu sous le nom de « compromis exploration/exploitation », qui tient son nom de l’époque de la Ruée vers l’or [2]. En tant que nouveau chercheur d’or, faut-il :

  1. se ruer vers les filons les plus prometteurs, où de nombreuses personnes se trouvent déjà ?
  2. ou aller dans une zone inexploitée et espérer trouver LA pépite ?

Comme l’explique cette excellente vidéo Youtube, James Marshall, qui découvrit la première pépite d’or en Californie, fut dépouillé par ses successeurs et n’a jamais profité de sa découverte [3]. Il est en effet souvent plus facile de s’enrichir en exploitant les ressources déjà connues qu’en essayant d’en trouver des nouvelles.

Commander une énième glace vanille, c’est exploiter le même filon qu’on a déjà exploité pendant si longtemps. Va-t-on se risquer de s’aventurer dans des parfums inconnus, et risquer la déception ? Combien de fois était-on prêt à commander la glace fraise-basilic, mais qu’on se ravise au dernier moment par peur d’être déçu ?

Cette alternative évoque également la problématique liée aux paris : dans quels cas faut-il privilégier la sûreté à l’audace ?

L’ (dés)amour du risque

Prenons un exemple pour comprendre la mécanique du pari. Dans la rue, on nous propose deux jeux de hasard :

  1. Soit gagner 1€, avec certitude.
  2. Soit tirer à pile ou face, et gagner 2€ en cas de réussite (50% de chance), soit ne rien gagner (50% de chance).

Choisir l’option 1 ou 2, c’est faire un pari : payer une certaine somme d’argent pour en recevoir une autre, dont la valeur est incertaine (même l’option avec 100% de chance peut être vue comme un pari). En termes probabilistes, les deux jeux sont équivalents — puisqu’ils ont la même espérance de gains. On pourrait s’attendre à ce que personne n’ait de préférence pour l’un ou l’autre.

Pourtant, la majorité des gens préfèreront opter pour l’issue la moins incertaine : c’est ce qu’on appelle l’aversion au risque [4]. Ou, comme le dit la sagesse populaire, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.

Concernant la glace, on parie que le parfum choisi sera le plus satisfaisant. Sauf qu’en vertu du principe d’aversion au risque, on a tendance à sur-évaluer l’effet d’un choix décevant—surtout par contraste avec le choix sûr. Ce biais nous pousse bien souvent à privilégier l’exploitation, au détriment de l’exploration de nouveaux goûts qui pourraient nous plaire en fait encore plus.

Peut-on se défaire de ce biais et faire preuve d’un plus grand courage gastronomique ?

Se préparer à suivre la voie désirée

Il se trouve qu’un concept économique peut venir à notre rescousse : celui du coût d’opportunité. Exprimé simplement : quand on fait un choix, on renonce aux autres choix, et donc on perd les bienfaits que ces autres choix auraient apportés. Psychologiquement, ce principe est à l’origine du « mal du siècle » des millennials qui regrettent toutes les expériences potentiellement amazing qu’ils ont ratées—phénomène désigné par l’acronyme FOMO, Fear Of Missing Out (la peur de passer à côté de quelque chose).

Si on évalue ces bienfaits en unités de satisfaction—que les économistes appellent l’utilité— ne pas choisir la meilleure option revient à payer la différence [5]. Ce n’est pas clair ? Illustrons cette situation avec les glaces.

Imaginons qu’on choisisse vanille—l’option sûre—, mais qu’en fait on aurait préféré un autre parfum imaginaire, disons, fraise-basilic. Par exemple, en mesurant la satisfaction sur une échelle de 1 à 10, imaginons qu’on attribuerait la note de 7 à la vanille et de 9 à fraise-basilic. Alors, en choisissant vanille, c’est comme si on « payait » 2 comme manque à gagner, puisqu’avec la même dépense (le prix de la glace) on aurait pu tirer une plus grande satisfaction. La différence de satisfaction est égale au coût d’opportunité.

Mais parfois, quand l’alternative se présente à répétition, les coûts d’opportunité se cumulent avec le temps qui passe.

Cette idée est très intuitive dans certains contextes. Par exemple, tout le monde conçoit qu’économiser 200€ en ne colmatant pas maintenant une fuite d’eau nous coutera plus cher dans quelques semaines. Ça nous coutera d’autant plus qu’on attend avant d’engager des dépenses.

Pourtant on échoue souvent à identifier ces effets dans d’autres situations—notamment dès qu’il n’est plus directement question de prix mais de qualité.

Ainsi en est-il de la glace. Comme on vient de le voir, choisir vanille et donc ne pas choisir fraise-basilic, c’est payer 2. Évidemment, ce n’est pas beaucoup. Sauf qu’il faut multiplier ce coût par toutes les occasions manquées. Si on attend trois ans après avoir entendu parler du parfum fraise-basilic pour l’essayer, le vrai coût d’opportunité qu’on paye est de 2 fois le nombre de glaces vanille qu’on a mangées pendant ces trois ans… Ca grimpe vite.

Le seul moyen de savoir qu’on préfère l’autre parfum est bien de se jeter à l’eau une fois. Si jamais on ne l’aime pas, alors on sera déçu, mais on aura au moins acquis un nouveau savoir : le fait qu’on n’aime pas ce parfum, et donc qu’à l’avenir on ne sera jamais déçu de ne pas le choisir. Et au contraire, si on le préfère au parfum vanille, c’est une infinité d’opportunités qui s’ouvrent à nous pour tous les prochains étés.

Donc, si on souhaite sortir des sentiers battus, préparons-nous à lutter contre notre aversion au risque et souvenons-nous avant même d’arriver devant une alternative que découvrir un nouveau goût aujourd’hui, c’est étendre ses horizons pour le reste de la vie.


Notes

[1] Remarque lexicale : peu de gens connaissent la bonne utilisation du mot alternative : « On dit quelquefois choisir entre deux alternatives, prendre la première, la seconde alternative; cela est mauvais. Il n’y a jamais qu’une alternative composée de deux éléments entre lesquels il faut se décider. » (source : le Trésor de la Langue Française informatisé, TLFi). Le TLF préconise d’employer « option » ou « solution » pour désigner les deux éléments de l’alternative.

[2] Le compromis exploration/exploitation a été remis au goût du jour avec le Machine Learning (intelligence artificielle). En particulier, dans l’apprentissage par renforcement, qui a développé différents algorithmes qui essaient de trouver le meilleur équilibre. Pour plus de détails, lire cet article (très technique) sur Towards Data Science (en anglais).

[3] Remarquons que ce dilemme se pose en des termes similaires pour l’innovateur, qui peut soit rester dans les tendances du moment — au prix d’une concurrence très forte, et donc de faibles parts de marché — ou bien proposer une offre totalement originale — avec le risque de faire un flop.

[4] Article plus complet dédié à l’aversion au risque : https://sciencetonnante.wordpress.com/2011/02/21/laversion-au-risque/

[5] La définition économique du coût d’opportunité est en fait légèrement différente de l’explication faite ici, c’est « la valeur de la meilleure autre option non-réalisée » (Wikipédia). Mais cette analyse se fait avant l’achat, et pour guider la décision, il faut alors vérifier que l’utilité attendue de notre choix soit supérieure à son coût d’opportunité, c’est-à-dire que la différence soit positive—qu’il n’y ait donc pas de manque à gagner ; comme présenté dans l’article.

Un polonais à la rescousse de Twitter

Il y a quelques semaines, un simple problème arithmétique a déchaîné les passions sur Twitter : combien font 8 ÷ 2 (2 + 2) ? Face à ce calcul d’apparence simple—qui n’est pas, malgré le titre de certains journaux, une équation— deux camps se sont divisés sur la réponse présumée : 1 ou 16.

D’aucuns croient que le désaccord entre les calculatrices est une preuve d’un complot mathématique mondial.

Villani à la rescousse

Des médias très sérieux ont même demandé au député Cédric Villani, détenteur de la médaille Fields (l’équivalent du prix Nobel des maths, comme on dit), de démêler le vrai du faux :

Une expression mathématique n’est bien écrite que s’il n’y a pas d’ambiguïté. Et ici, l’expression est ambiguë. C’est un peu comme si vous écriviez « Je suis le professeur » et que vous faisiez voter pour savoir si « suis » est le verbe être ou le verbe suivre.

De quelle ambiguïté parle-t-il ? Du fait qu’on doive multiplier par (2 + 2), c’est-à-dire 4, avant ou après avoir fait la division. En jargon matheux, on dit : la multiplication est-elle prioritaire face à la division ? On apprend assez tôt que la multiplication est prioritaire face à l’addition et la soustraction. Par exemple, 2 × 3 + 1 est égal à 6 + 1 = 7, et non pas 2 × 4 = 8. Si on veut signifier le second cas, on doit utiliser des parenthèses—c’est par exemple la solution proposée par Cédric Villani : 2 × (3 + 1), qu’on peut noter 2 (3 + 1)(le signe fois est ici implicite). Sauf que dans le cas des signes × et ÷, il n’y a pas de convention de priorité.

Un autre moyen de lever l’ambiguïté dans le problème de Twitter est de noter la division sous la forme de fraction — qui est d’ailleurs la seule forme acceptable en mathématiques à partir du collège. Du coup, la question revient à savoir si 8 ÷ 2 (2 + 2) correspond à

(1)

ou à

(2)

Un signe aussi intimidant qu’une fraction n’aurait certainement pas autant soulevé les foules…

Pourtant, il existe une autre solution peu connue : la notation polonaise.

Łukasiewicz à la rescousse

Drapeau de la Pologne (oui, il y a une barre blanche)

Au 20ème siècle, le mathématicien polonais Jan Łukasiewicz a proposé une façon différente de noter les opérations, qui a le bon goût de ne jamais produire d’ambiguïté. Cette notation, que l’on qualifie de préfixée, consiste à écrire l’opérateur avant les deux nombres concernés (et non entre les deux nombres, notation infixée). Ainsi, 3 + 4 s’écrit + 3 4. Assez étrange, n’est-ce pas ? En fait, c’est assez naturel en terme de langage : on annonce dès le début qu’on va faire une addition, et puis on donne l’un après l’autre les deux termes à additionner. Et c’est pareil pour les autres opérateurs qui prennent deux nombres.

La règle est simple : on lit de gauche à droite ; quand on voit un opérateur, on attend de lire deux nombres, puis on réalise le calcul et on écrit le résultat à la place du triplet “opérateur opérande1 opérande2”. Pour mieux appréhender ça, prenons quelques exemples.

  • – 4 3 → 4 – 3 = –1
  • + 3 7 → 3 + 7 = 10
  • × – 3 1 3 → (3 – 1) × 3 = 6

Reprenons le dernier exemple × – 3 1 3. En voyant le signe fois, on attend deux nombres à venir. Puis on voit le signe moins, on attend donc deux nombres. Viennent 3 et 1 qui font les deux opérandes du signe moins : on calcule donc 3 – 1 = 2, et on place 2 à l’endroit occupé par “– 3 1”. L’expression devient alors × 2 3, ce qui signifie avec notre notation habituelle 2 × 3, soit 6. L’évolution de l’expression est donc la suivante :

  • × – 3 1 3
  • × 2 3
  • 6

Maintenant qu’on a compris comment passer de la notation polonaise à la classique, on peut faire l’inverse : comment écrire une expression habituelle en notation polonaise ? Essayons avec (1 + 2) × (3 + 4). Voici les étapes de la réflexion :

  1. (1 + 2) s’écrit + 1 2
  2. (3 + 4) s’écrit + 3 4
  3. Si les deux termes du haut s’appelaient A et B, les multiplier s’écrirait × A B
  4. Il faut donc écrire × + 1 2 + 3 4

On peut donc revenir au problème de Twitter, 8 ÷ 2 (2 + 2). On va essayer de réécrire cette expression avec la notation polonaise—ce dont on parle depuis 5 minutes qui ont paru durer 4 heures. Il faut distinguer les deux cas écrits sous forme de fraction en début d’article.

Cas (1), (2 + 2) en numérateur.

  • D’abord, on divise 8 par 2 → ÷ 8 2
  • on calcule 2 + 2 séparément → + 2 2
  • puis on multiple les deux :

× ÷ 8 2 + 2 2

Cas (2), (2 + 2) en dénominateur.

  • D’abord on calcule 2 + 2 → + 2 2
  • on multiplie 2 par ça → × 2 + 2 2
  • puis on multiplie 8 par ça :

÷ 8 ×2 + 2 2

Et voilà, on voit que les deux possibilités s’écrivent différemment. La notation polonaise explicite la priorité des opérations puisque, en vertu de l’écriture préfixée, plus un opérateur arrive tôt, plus on l’effectue tard. (on peut reformuler ce charabia par : les opérateurs les plus à gauches sont les moins prioritaires).

Dans le cas (1), l’opérateur qu’on voit en premier est ×, ce qui veut dire qu’on fait d’abord ÷; ici la division a la priorité. À l’inverse dans le cas (2), l’opérateur qu’on voit en premier est ÷; la multiplication a ici priorité.

L’ambiguïté est bien levée. Merci la Pologne d’avoir sauvé Twitter !


Supplément pour les nerds

Ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas le charabia suivant

Il existe un moyen facile d’obtenir l’écriture en notation polonaise d’une expression. On va l’illustrer avec le calcul 2 + 3 × 4. Tout d’abord, on construit l’arbre syntaxique correspondant à l’expression, comme ci-dessous :

Arbre syntaxique de l’expression 2 + 3 × 4

Ensuite, on réalise un parcours en profondeur de l’arbre en suivant les deux règles suivantes :

  1. On écrit la valeur des nœuds à la première visite.
  2. On écrit la valeur des feuilles quand on les visite.

En notant qu’un parcours en profondeur d’un arbre binaire visite chaque nœud trois fois (quand on arrive dessus, quand on prend l’embranchement après avoir visité le premier fils, puis quand on le quitte), on remarque également que ces trois possibilités correspondent respectivement aux notations préfixées, infixées et postfixées. Ainsi, écrire l’opérateur à la deuxième visite conduit à la notation classique.

Terminons sur un dernier exemple. Ecrivons le résultat du parcours en profondeur de l’arbre syntaxique ci-dessous, avec les trois types de notation :

Illustration du parcours en profondeur d’un arbre binaire

Préfixée (notation polonaise)

+ a ÷ × b 4 3

Infixée (notation classique, sans parenthèses)

a + b × 4 ÷ 3

Postfixée (notation polonaise inverse)

a b 4 × 3 ÷ +

Le meilleur article. De tous les temps.

Aujourd’hui, nous allons parler du langage. Nul besoin d’être linguiste pour suivre, puisque l’acte dont on va parler est commis par tout le monde, partout, tout le temps. Quel est-il ? L’exagération. [1]

Un outil de communication

En soi, l’exagération n’est pas une mauvaise chose : comme l’explique l’article Wikipédia consacré à l’hyperbole, elle permet de mettre en relief une idée pour mieux capter l’attention. Ainsi, il n’est pas rare en sortant d’une séance de cinéma de dire que le film était :

  • génial ;
  • extraordinaire ;
  • le meilleur de tous les temps.

Etc., vous avez compris. En fait, ces qualificatifs sont utilisés pour décrire nombre d’expériences de la vie quotidienne : un resto, un film, un livre, une sortie. Ces exagérations ont un intérêt double :

  1. engager émotionnellement le destinataire ;
  2. se convaincre soi-même (si je pense que c’est/c’était si bien que ça, ça ne peut/pouvait pas être en fait mauvais).

L’hyperbole est donc un outil bien pratique dans l’attirail du communicant. Eh oui, les marques l’ont bien compris : rien de tel qu’une campagne de pub trop-belle-pour-être-vraie pour faire vendre un produit.

Des valeurs démesurées

Mais s’interroge-t-on sur le sens des mots ? Reprenons les exemples donnés plus haut, et décortiquons les mots. Génial, c’est ce qui relève du génie, c’est-à-dire d’une très grande intelligence. Extraordinaire, c’est ce qui sort de l’ordinaire, donc sous son acception méliorative, ce qui est mieux que l’ordinaire. Quand on utilise ces qualificatifs, est-ce qu’on pense au sens qu’ils portent véritablement, ou bien voulons-nous simplement dire que c’était trop-génial-méga-ouf ?

Cette surabondance d’hyperboles a un effet pervers double. Premièrement, présenter les choses sous un jour trop favorable gonfle les attentes : combien de fois a-t-on fini un film vanté comme « exceptionnel » en se disant ah, c’était que ça ? En exagérant les promesses, on augmente d’autant plus la déception face à la réalité.

Gauche : pizza hyperbolique. Droite : pizza euclidienne.

Deuxièmement, un effet d’accoutumance se fait ressentir : une chose qui n’est pas incroyable ne mérite plus notre attention. Cet effet est d’autant plus pervers qu’il est auto-entretenu : plus on consomme d’hyperboles, plus on a besoin d’hyperboles fortes. Les communicants se rendent bien compte qu’il faut toujours plus exagérer pour attirer notre attention [2].

Tout cela questionne la valeur qu’on accorde aux mots — valeur au sens non pas moral mais quasiment numérique. En effet, quelle est la différence entre un film génial et un film extraordinaire ? Dans les faits, il semblerait aucune : à l’usage, ces mots auraient pu être remplacés par « très bien » [3]. Et c’est justement ce que proposa George Orwell.

La mort du libre-arbitre

Dans son roman dystopique 1984, il interroge la relation que le langage entretient avec la pensée. Outre ses mesures de surveillance généralisée, de réécriture de l’histoire et de négation de l’individualisme, la société (nommée Angsoc) dépeinte dans ce livre institue une nouvelle langue (appelée novlangue), dépouillée de ses mots inutiles. Laissons le personnage de Syme, philologue, nous l’expliquer.

C’est une belle chose, la destruction des mots (…), il y a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Après tout, quelle raison d’exister y a-t-il pour un mot qui n’est que le contraire d’un autre ? Les mots portent en eux-mêmes leur contraire. Prenez « bon », par exemple. Si vous avez un mot comme « bon » quelle nécessité y a-t-il à avoir un mot comme « mauvais » ? « Inbon » fera tout aussi bien, mieux même, parce qu’il est l’opposé exact de bon, ce que n’est pas l’autre mot. Et si l’on désire un mot plus fort que « bon », quel sens y a-t-il à avoir toute une chaîne de mots vagues et inutiles comme « excellent », « splendide » et tout le reste ? « Plusbon » englobe le sens de tous ces mots, et, si l’on veut un mot encore plus fort, il y a « double-plusbon ».

Il semblerait donc que l’Angsoc pousse à l’extrême la logique présente en sous-texte dans nos échanges de tous les jours. Seules comptent les idées polarisées, et à la poubelle les nuances. Certains hommes puissants l’ont bien compris.

(Véritable citation d’une interview de Donald Trump)

En habituant le public à ses positions extrêmes, articulées par un vocabulaire digne d’un élève de 6ème, les prises de parole de Donald Trump ont pour effet de faire apparaître toutes les autres positions comme finalement modérées [4]. C’est ce qu’on appelle le déplacement de la fenêtre d’Overton : par contraste avec Trump, toute opinion Républicaine moins extrême devient acceptable.

Mais dans 1984, qu’est-ce qui motive l’Angsoc ? Est-ce faire passer la pilule aux habitants ? Nous allons voir que son dessein est en réalité bien plus sournois. Redonnons la parole à Syme :

Savez-vous que la novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ? Ne voyez-vous pas que le véritable but de la novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer (…). Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint (…). La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. La novlangue est l’angsoc et l’angsoc est la novlangue.

On peut donc conclure en résumant l’audacieuse thèse d’Orwell : l’appauvrissement du vocabulaire, c’est l’appauvrissement de la pensée [4].


Notes

[1] Les plus attentifs auront repéré une mise en abyme dans ce paragraphe.

[2] On peut rapprocher ça de la course à la représentation d’une vie parfaite chez les influenceurs sur les réseaux sociaux.

[3] Il est ici question du langage tel qu’il est parlé dans la vie courante, et évidemment non d’un idéal littéraire.

[4] Les allocutions de Trump ont également la fâcheuse tendance à exaspérer les traducteurs politiques.

[5] Voir à ce sujet l’excellente vidéo du youtubeur français Monsieur Phi : LA NOVLANGUE dans 1984 de George Orwell.

Une histoire de séparation

Hier, j’ai assisté à un tournage. Alors que la plupart des gens garderaient les yeux fixés sur les acteurs, les miens traînaient un peu partout pour voir l’ingéniosité déployée par l’ensemble des outils et machines utilisés sur le tournage. Parmi ces curiosités technologiques, une a attiré mon attention plus que les autres : la mallette à filtres ND. Ces filtres, qu’on utilise dans les environnements très lumineux, peuvent sembler anodins. Mais en comprenant leur rôle en photographie, nous allons en fait voir que cette logique générale se décline dans d’autres domaines très inattendus. Vous vous êtes toujours demandé quel était le point commun entre Uber, les salles de fitness et les lasers ? C’est parti !

Quand on prend une photo, après avoir cadré et fait le point, se pose le problème de l’éclairage. Avant l’invention du mode automatique sur les appareils numériques, on devait jouer avec plusieurs réglages pour s’assurer que l’image ne soit ni trop sombre, ni trop claire. Les trois paramètres qui jouent sont l’ouverture, la durée d’exposition, et la sensibilité. Pour simplifier, ils permettent respectivement de régler la profondeur de champ, figer des mouvements rapides, et contrôler le bruit de l’image.

Or, chaque changement de paramètre a aussi la fâcheuse tendance à changer le niveau de luminosité de l’image. Donc, quand on a trouvé un bon réglage et qu’on veut bouger un seul paramètre (disons la durée d’exposition, parce que le sujet est en mouvement par exemple), on est obligé d’en changer un deuxième pour garder une luminosité acceptable [1] . Tous ces réglages sont longs et fastidieux, et ça porte même un nom en photographie : le triangle de l’exposition . Fort heureusement, le mode automatique de notre appareil photo/smartphone gère tout ça pour nous.

Mais si on veut changer un seul paramètre, on est bloqué ? Et bien non ! Les filtres à densité neutre , appelés ND pour Neutral Density , permettent justement d’altérer uniquement la luminosité de l’image ! L’adjectif neutre indique bien que leur effet sur l’image est neutre, et qu’ils n’altèrent donc pas d’autres propriétés comme les couleurs ou la profondeur de champ. L’intérêt dans une production cinématographique est évident : une fois qu’on a fait les choix artistiques, on peut s’adapter à de nouvelles conditions d’éclairage sans altérer l’aspect de l’image — ce qu’on a besoin de faire si on tourne en extérieur et que le ciel se couvre, par exemple.

On voit donc que les filtres ND ont été conçus dans le rôle d’ajuster un seul paramètre qui, jusqu’alors, dépendait d’autres facteurs [2] . Cette opération porte de nombreux noms : séparer, rendre indépendant, décorréler, factoriser, orthogonaliser… Ces mots appartiennent à des jargons différents mais revêtent un sens commun, qu’on a vu à l’œuvre avec nos filtres ND : celui d’isoler un paramètre pour pouvoir le régler sans modifier les autres paramètres. Ce principe est présent dans bien d’autres aspects de notre quotidien, comme nous allons le découvrir.

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